Tenir tête

Les carrés rouges avaient raison. Augmenter les droits de scolarité réduit l’accès à l’université. Ce n’est pas Gabriel Nadeau-Dubois qui le dit, mais une étude scientifique.

Dieu qu’on a discuté de cette question pendant la grève étudiante ! Oui, non, oui, non, chaque clan argumentait sans écouter l’autre.

Ceux qui étaient favorables à la hausse affirmaient qu’augmenter les droits de 1625 $ en cinq ans n’aurait aucun impact négatif sur l’accès. Les opposants croyaient, au contraire, qu’une telle hausse empêcherait les étudiants moins fortunés d’aller à l’université.

Pierre Doray, professeur de sociologie à l’UQAM, et trois autres chercheurs* se sont penchés sur cette question qui était au cœur de la crise étudiante de 2012.

À l’époque, aucune étude n’avait établi de lien entre une hausse des droits et l’accès aux études. « On en parlait un peu n’importe comment », affirme Pierre Doray.

Il en a eu assez. « Appelons cela une saute d’humeur scientifique », dit-il en riant.

Les partisans de la hausse ressassaient toujours le même argument : les droits de scolarité sont faibles au Québec et la fréquentation, plutôt moyenne. En Ontario, la facture est salée – elle figure parmi les plus élevées au Canada – , et pourtant, le nombre d’étudiants augmente davantage qu’au Québec. Conclusion : on peut augmenter les droits de scolarité sans nuire à l’accessibilité.

Sauf que ce raisonnement est fallacieux. « On associe deux tendances qui n’ont pas de lien », explique Pierre Doray.

Il a donc accouché de son étude qui, pour la première fois, chiffre l’impact d’une hausse sur la fréquentation. Sa conclusion : 

« Augmenter les droits de scolarité de 1000 $ diminue l’accès à l’université de 19 % chez les étudiants de première génération, c’est-à-dire ceux dont les parents n’ont jamais été à l’Université. »

Chez les francophones, l’accès chute de 10 %.

Si cette étude avait été publiée en 2012, en pleine tourmente étudiante, les discussions entre les grévistes et le gouvernement auraient peut-être été moins virulentes. Mais on ne peut pas récrire l’histoire.

Le gouvernement libéral de Jean Charest a augmenté l’enveloppe consacrée à l’aide financière, surtout les prêts, pour faire passer la pilule de la hausse. C’est vrai, admet Pierre Doray, mais cette solution ne règle rien.

« Toute aide financière sous forme de prêt ne fait que transformer le problème d’accessibilité en un problème d’endettement des classes moins favorisées », souligne-t-il.

Encore un argument des carrés rouges.

2 à 0 pour les carrés rouges.

***

Après avoir lu l’étude de Doray, j’ai repris le livre de Gabriel Nadeau-Dubois (GND) qui traînait dans ma bibliothèque depuis un an, Tenir tête. J’avais oublié à quel point cette grève a été dure. Elle a scindé le Québec en deux : d’un côté, ceux qui défendaient la hausse, de l’autre, ceux qui la dénonçaient. Mais au-delà du débat sur les droits de scolarité, la juste part des étudiants, les universités à bout de souffle et le gouvernement usé de Jean Charest, deux visions du monde s’affrontaient, les lucides et les solidaires.

Dans son livre, GND raconte la grève, sa grève. Il a été « démonisé », hué, conspué.

« Cible de virulentes critiques et attaqué de toutes parts pour “mon” refus de condamner la violence, écrit-il, je traversais alors les moments les plus éprouvants de la grève… »

GND n’était que le porte-parole de la CLASSE qui ne se gênait pas pour le contester à l’interne. Il n’en était pas le chef – il n’y avait pas de chef à la CLASSE – et sa marge de manœuvre, extrêmement étroite, était incomprise par les journalistes qui se moquaient de ce corset kafkaïen.

« Des Indiens sans chefs. Voilà ce que nous étions tous à la CLASSE », résume GND.

Le jour où la loi spéciale a été adoptée après trois mois de grève, GND, au bout du rouleau, doute. « Cela fait si longtemps que je n’ai pas bien dormi, que je n’ai pas pris le temps de manger convenablement. Je suis sale, vanné. […] J’essaie de comprendre comment nous en sommes venus là […] Aurait-il fallu condamner la violence plus clairement et plus rapidement ? Sommes-nous allés trop loin ? »

Le Québec était au bord de l’hystérie. GND a colligé des extraits des cris du cœur paniqués de certains éditorialistes et chroniqueurs : « démocratie en péril qui cède le pas à l’anarchie », « conflagration qui se nourrit d’elle-même et brûle hors de contrôle », « chaos », « désordre », « terreur ». Comme si la province était au bord du coup d’État ou de la guerre civile.

Deux ans plus tard, on a tout oublié ou presque. Une autre crise, celle de la Charte, a chassé la grève.

La tempête étudiante a passé comme un vent de folie. Une belle folie qui a forcé un débat de société et qui nous a révélé une jeunesse militante qui était loin de se vautrer dans le confort et l’indifférence, abrutie par son iPhone et obnubilée par l’argent, comme on l’a trop souvent caricaturée.

Gabriel Nadeau-Dubois en a payé le prix.

Aujourd’hui, j’ai envie de le remercier d’avoir tenu tête.

* Nicolas Batien (INRS), Pierre Chenard (Université de Montréal), Pierre Doray (UQAM) et Benoît Laplante (INRS)

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