Allergies alimentaires

Affronter le mal au lieu de l’éviter

Des enfants allergiques aux arachides qui croquent des arachides. D’autres, allergiques au lait, qui ingurgitent des berlingots complets. Alors que les allergies alimentaires frappent de plus en plus sans qu’on sache trop pourquoi, de curieux moyens de défense se déploient à la clinique d’immunothérapie orale du CHU Sainte-Justine. Incursion dans un endroit unique au Canada où, comme au judo, on utilise la force de l’adversaire pour le mettre au tapis.

UN DOSSIER DE PHILIPPE MERCURE

Défier le danger pour le vaincre

« Ça me tente pas. » Les mains sur le visage, recroquevillée sur sa chaise, Alexia refuse net d’avaler ce que lui tend une infirmière. Il s’agit d’une seringue contenant ce qu’on appelle ici un « caramel d’arachide » – un sirop de glucose dans lequel on a ajouté quelques milligrammes de poudre d’arachide.

Loin d’être un caprice, la réaction de la fille de 8 ans est un réflexe de survie. Pour Alexia, les arachides sont un poison potentiellement mortel. À la moindre trace de la substance, son corps entre en état d’alerte. Il génère des anticorps appelés immunoglobines E, ou igE, qui déclenchent une cascade de réactions inflammatoires pouvant déstabiliser les fonctions vitales.

Bébé, Alexia a fait un choc anaphylactique au beurre d’arachide – une réaction grave qui fait brutalement baisser la pression et peut entraîner la mort. Manger délibérément des arachides exige donc tout un courage – surtout, comme c’est le cas ici, quand il s’agit d’une première visite à la clinique.

Malgré les encouragements du personnel médical et de sa maman Isabelle, Alexia reste butée. La petite Émy, trois ans et demi, une habituée de la clinique qui souffre d’une allergie identique, est appelée à la barre. Toute mignonne dans sa petite robe, elle témoigne : le caramel aux arachides est très bon, et il ne fait pas mal.

Comme quelqu’un qui se décide à sauter à l’eau, Alexia fait subitement signe qu’elle est prête. Elle avale le contenu de la seringue, boit de l’eau et étreint sa mère. Difficile de dire laquelle des deux est la plus fière.

Rééduquer le système immunitaire

La clinique d’immunothérapie orale du CHU Sainte-Justine où nous nous trouvons est unique au Canada. Outre des initiatives lancées dans le cadre de protocoles de recherche, il s’agit de la seule clinique à désensibiliser les enfants atteints d’allergies alimentaires en leur faisant manger les aliments qui leur causent des problèmes.

« C’est tellement extraordinaire ! s’exclame la Dre Anne Des Roches, directrice du programme d’allergies à Sainte-Justine. Vous n’avez pas idée à quel point ça a changé ma pratique. »

« Avant, tout ce qu’on pouvait faire, c’était de dire aux parents : “Votre enfant est allergique, il faut éviter tel aliment.” Et on suivait l’évolution. Aujourd’hui, on est capables d’intervenir et de changer le cours de l’évolution de l’allergie. »

— La Dre Anne Des Roches

« On amène les enfants soit vers la tolérance, ce qui améliore déjà grandement leur qualité de vie, soit, pour certains enfants, vers la guérison. »

Au cours d’une première visite, l’enfant prend le ou les aliments auxquels il est allergique, mais à une dose si faible qu’elle passe sous le radar du système immunitaire. L’exercice se déroule sous stricte supervision médicale. Des réactions peuvent survenir, et la clinique compte une salle de réanimation en cas de problème grave. Si tout se passe bien, les parents repartent avec une quinzaine de petits pots contenant exactement la même dose, que l’enfant doit prendre tous les jours. Deux semaines plus tard, l’enfant revient à la clinique et on augmente légèrement sa dose. Le processus se répète, généralement pendant plusieurs mois. L’idée : apprendre au système immunitaire à ne pas paniquer face à cet agent qu’il considère à tort comme une menace.

Dans le laboratoire de la clinique, la technicienne en diététique Véronique Bastien utilise une balance pour peser, au milligramme près, toutes sortes d’aliments souvent réduits en poudre. Un frigo contient autant des arachides et des cajous que des œufs, du lait, du sésame, du blé et bien d’autres substances.

Au cours de notre passage, Marcus, 5 ans, était là pour un suivi. Il visite la clinique depuis près d’un an. Au début, la moindre trace de noix pouvait mettre sa vie en danger. Aujourd’hui, il consomme chaque jour exactement quatre arachides, six noisettes, huit pacanes et trois noix de Grenoble. À la maison, le rituel a été transformé en comptine.

« À partir du moment où il a pu manger des traces de noix sans qu’il y ait un danger, c’est là que tout a changé. Ça faisait plusieurs années qu’on vivait avec les allergies et notre alimentation était adaptée. Mais pour tout ce qui est restaurant ou invitation chez des amis, ce sont les traces qui sont les plus difficiles à gérer », explique sa mère, Audrey Charest.

Marcus attendait pour subir une prise de sang afin de vérifier si on pouvait le déclarer officiellement guéri de l’une de ses allergies, celle aux arachides. Les médecins regarderont si son sang contient encore les fameux igE spécifiques aux arachides, qui causent la panique dans son corps.

« Quand les igE sont à zéro ou très près, ça peut indiquer que l’allergie est partie. Si on soupçonne que c’est le cas, on fait venir l’enfant pour ce qu’on appelle un challenge haute dose, pour être vraiment certain qu’elle est partie » explique la Dre Anne Des Roches.

Allergies multiples

Certains cas exigent plus de patience. Julie Gauthier récite la liste des allergies dont souffre sa fille Aude, 5 ans, comme on égrène un chapelet : lait, œufs, blé, soya, orge, sésame, lin, noix. La petite réagit si fortement qu’elle ne peut manipuler de pâte à modeler commerciale (elle contient du blé) ni certains crayons de cire (ils peuvent contenir du soya). Son eczéma a longtemps été si sévère qu’elle avait la peau « toujours rouge, craquée, qui saignait ». Aude a fait ses premières nuits complètes à l’âge de 4 ans. Son alimentation est évidemment un casse-tête, si bien que la petite souffre régulièrement de carences alimentaires.

« Aude, à la garderie, elle est assise toute seule à sa place. On n’est plus invités chez personne la fin de semaine. On ne va jamais au restaurant. »

— Julie Gauthier

Les seuls voyages possibles sont à Disney, où les chefs sont formés pour gérer les allergies. Mme Gauthier et son mari sont chimistes – une formation, dit la maman, qui les aide à suivre de stricts protocoles lorsqu’ils cuisinent.

Dans le cas d’Aude, les doses d’allergènes sont augmentées de façon très graduelle. Afin de faciliter le traitement, on lui donne aussi de l’omalizumab, un médicament qui aide à calmer son système immunitaire. Au cours de notre passage, Aude venait de franchir « le cap des 100 mg » ; elle venait d’avaler 100 mg de lait, d’œufs, de blé, de soya, d’orge et de sésame.

« C’est un événement dans nos vies, s’exclame sa mère. Ça veut dire qu’à partir de maintenant, elle peut commencer à manger des produits où il est écrit : “peut contenir” ou “fabriqués dans une usine où peuvent se trouver des”… »

« Ça change nos vies, répète Mme Gauthier plusieurs fois pendant l’entrevue. Avant d’avoir une place ici, je disais à mes collègues : “Si j’avais le choix entre gagner la loto ou rentrer ici, ce serait rentrer ici.” »

Les succès de l’immunothérapie sont variables, mais la Dre Des Roches estime que la technique fonctionne sur environ 80 % des enfants allergiques. « Plus on les attrape tôt dans le processus, dit-elle, mieux ça marche. »

« Une frustration totale »

La clinique d’immunothérapie orale du CHU Sainte-Justine traite chaque année de 200 à 250 enfants provenant de partout au Québec – une goutte d’eau dans l’océan, étant donné la prévalence des allergies alimentaires aujourd’hui.

« On essaie de faire ce qu’on peut avec les ressources qu’on a, mais c’est d’une frustration totale, dit la Dre Anne Des Roches. On a 1000 enfants sur la liste d’attente. Il faudrait que le traitement soit accessible à tous les enfants de la province, mais il y a un gros problème de ressources. »

La création de la clinique a elle-même été le fruit d’un combat. Les parents, par une campagne de financement appelée « ByeByeAllergies », ont recueilli 600 000 $ afin de la démarrer. Aujourd’hui, la Dre Des Roches veut profiter de la clinique pour former des allergologues afin qu’ils aillent ouvrir d’autres cliniques ailleurs au Québec. Elle s’attend toutefois à ce que le financement de ces futures cliniques soit lui aussi difficile.

« Le gros problème, c’est que ça ne coûte rien au gouvernement, quelqu’un qui est allergique, observe la Dre Des Roches. Ce sont les parents qui absorbent tous les coûts. C’est pour ça qu’on essaie de documenter l’impact sur la qualité de vie. On veut que ce projet fasse des petits. »

Un mal en plein essor

Selon l’association Allergies Québec, 300 000 personnes souffrent d’allergies alimentaires au Québec, soit 4 % de la population. Ce type d’allergies est en hausse marquée dans les pays industrialisés, mais le phénomène ne semble pas toucher les pays en développement. Pourquoi ? Les scientifiques, pour l’instant, n’ont pas de réponses claires. Voici quelques pistes.

Génétique

On sait qu’un enfant a plus de risques de souffrir d’allergies alimentaires si l’un de ses parents (ou les deux) souffre d’allergies alimentaires ou de certaines maladies comme la dermite atopique (un type d’eczéma), l’asthme et la rhinite allergique (caractérisée par des réactions du genre « rhume des foins » au pollen, aux moisissures, à des substances présentes sur le poil des animaux ou autres). Il y a donc assurément une composante génétique dans les allergies.

Pays développés

La hausse des allergies alimentaires semble frapper seulement les pays industrialisés. Et selon la Dre Anne Des Roches, directrice du programme d’allergies au CHU Sainte-Justine, il ne s’agit pas d’une question de meilleures capacités de diagnostic. « On s’entend qu’une anaphylaxie, on a beau être au fin fond de l’Afrique, ça ne passe pas inaperçu. Or, quand on va dans ces pays et qu’on leur parle d’allergies, ils ne savent même pas de quoi on parle », dit-elle. En 2013, une étude publiée dans le prestigieux Journal of the American Medical Association a confirmé que les enfants américains nés à l’extérieur des États-Unis ont moins d’allergies que les autres, même quand on contrôle pour des facteurs comme leur origine ethnique. Mais plus ils vivent longtemps aux États-Unis, plus ils en contractent. Cela semble indiquer que l’environnement ou le mode de vie des pays développés sont en cause.

Hygiène

Nos environnements aseptisés ont été montrés du doigt pour expliquer l’augmentation des allergies. Notre obsession pour l’hygiène réduit notre exposition aux pathogènes. Or, à force d’être sous-utilisés, nos systèmes de défense s’inventeraient de fausses menaces. Pour tenter de valider l’hypothèse, les chercheurs ont tenté de voir si les enfants qui ont des frères et sœurs ou des animaux à la maison, qui fréquentent les garderies ou qui vivent en campagne sont moins touchés que les autres par les allergies alimentaires parce qu’ils sont plus exposés aux microbes. Plusieurs de ces études soutiennent la thèse, mais plus de travaux sont nécessaires pour la confirmer.

Pollution

Certaines études ont montré que des bébés exposés à la pollution générée par la circulation routière sont plus touchés par les allergies. Les mécanismes impliqués sont toutefois inconnus. Plusieurs autres polluants ont été montrés du doigt, mais plus de recherches sont nécessaires pour y voir clair.

Microbiote

Les scientifiques n’en finissent plus de nous parler de l’importance de notre microbiote, et celui-ci joue aussi un rôle dans les allergies alimentaires. Des études ont montré que des bébés dont le tube digestif contient une moins grande diversité de micro-organismes sont plus susceptibles de contracter des allergies. La Dre Anne Des Roches, du CHU Sainte-Justine, soupçonne que les antibiotiques que nous consommons par la nourriture industrielle pourraient jouer un rôle en attaquant notre flore intestinale.

Vitamine D

Le manque de vitamine D pourrait-il expliquer les allergies alimentaires ? Des chercheurs ont en tout cas montré des liens entre des carences en vitamine D et leur apparition. La prévalence des allergies alimentaires est aussi plus élevée aux hautes latitudes, où le manque de soleil diminue la production de vitamine D. En 2017, une méta-analyse recensant toutes les études sur la question n’a toutefois pas pu conclure à une association entre les deux variables.

Épigénétique

L’épigénétique est la science qui étudie la façon dont notre environnement influence l’expression de nos gènes. Plusieurs scientifiques soupçonnent que des facteurs environnementaux viennent « allumer » ou « éteindre » certains gènes, ce qui crée des dérèglements du système immunitaire qui causeraient les allergies alimentaires. Cette piste fait l’objet de nombreuses recherches et pourrait ouvrir de nouvelles voies de traitement.

La controverse de l’allaitement

On a longtemps cru que l’allaitement maternel contribuait à protéger les enfants contre les allergies. Or, le sujet est aujourd’hui controversé. L’affaire est loin d’être simple. À la base se trouve le nœud gordien quand on parle d’allergies : faut-il exposer les enfants ou non ?

Les experts ont longtemps recommandé de retarder l’exposition des enfants aux allergènes afin de ne pas déclencher de réactions. Des recherches ont toutefois montré que cette approche conduisait à des résultats catastrophiques, si bien qu’on fait aujourd’hui exactement l’inverse. On recommande d’exposer les bébés aux aliments pouvant poser problème dès qu’ils peuvent manger, et de façon régulière, afin d’habituer leur système immunitaire à les tolérer.

La question de l’allaitement comporte un défi supplémentaire. C’est que les protéines qui peuvent causer des allergies passent dans le lait de certaines mères, mais pas dans celui d’autres. Une étude a ainsi montré que les protéines des arachides causant les allergies sont excrétées dans le lait de 48 % des femmes. Pour les œufs, c’est 60 %. Le blé : 67 %. On devine tout de suite le casse-tête qui se pose quand vient le temps d’envoyer des messages de santé publique clairs et s’adressant à tout le monde.

Un « mythe »

La Dre Anne Des Roches, directrice du programme d’allergies au CHU Sainte-Justine, s’insurge contre le « mythe » encore propagé que l’allaitement protège contre les allergies alimentaires.

« L’allaitement a beaucoup de vertus, mais malheureusement, il n’a pas celle-là. Il va falloir s’enlever ça de la tête », tonne-t-elle. Selon elle, un bébé qui possède des prédispositions génétiques à souffrir d’allergies alimentaires et qui tomberait par malchance sur une mère qui transmet les allergènes dans son lait court le risque d’avoir une sensibilité à ces allergènes.

Que les mamans se rassurent :  les doses transmises par le lait maternel sont trop faibles pour provoquer un choc anaphylactique chez un nourrisson. Mais de l’eczéma sévère ou des problèmes digestifs importants peuvent trahir une allergie alimentaire.

La Dre Des Roches incite les femmes à faire le choix d’allaiter ou non selon ce qui leur convient le mieux, sans ressentir de culpabilité. Et de rester vigilantes aux signes d’allergies alimentaires.

Lori Feldman-Winter, pédiatre à la Cooper Medical School de l’Université Rowan, au New Jersey, estime quant à elle qu’il existe « beaucoup de confusion » sur les liens entre allergies alimentaires et allaitement. Selon elle, le problème est que la plupart des études classent les mères selon qu’elles allaitent ou non, sans tenir compte de la durée de l’allaitement, de son degré d’exclusivité, ni du fait que certaines mères tirent leur lait pour le donner ensuite dans des biberons, ce qui modifie son contenu bactérien.

« On ne peut pas dire que l’allaitement peut être un facteur de risque parce qu’il y a encore trop de facteurs confondants, dit-elle. Je pense qu’il est prématuré de dire : n’allaitez pas parce que ça peut causer des allergies alimentaires. La science est émergente – et plus on en apprend, plus on réalise que c’est complexe. »

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