Un géant très léger

Après avoir embrassé son entraîneur, on l’a vu étendu sur l’asphalte de Berlin. Mais ce n’était pas d’épuisement. C’était pour prier.

Eliud Kipchoge venait de courir le marathon en 2:01:39, et ainsi piétiner le record du monde par l’énorme, que dis-je, l’hénaurme marge de 1 minute et 18 secondes. C’était la preuve chronométrée de ce qui avait été claironné depuis deux, trois ans déjà : cet homme est le plus grand marathonien de tous les temps. Ça se voyait à l’œil nu. Il manquait seulement quelques chiffres.

Si vous êtes le plus grand sprinter, vous avez plusieurs occasions de le démontrer dans une année. Mais des marathons, les coureurs d’élite n’en font généralement pas plus de deux par année, histoire de récupérer décemment. Si, le jour J d’automne, il fait trop chaud, s’il y a trop d’humidité – comme l’an dernier à Berlin –, on peut dire : adieu record, on se reverra au printemps. Et ce printemps à Londres, où encore une fois il a gagné, le record était au rendez-vous, mais c’était celui de la température. Il fallait attendre encore un peu…

Pourtant, on savait. Sur 11 marathons, Kipchoge en a remporté 10. Ça n’arrive pas, ces choses-là, même aux meilleurs. Tellement de choses peuvent arriver, dans les jambes, dans la tête ou dans l’estomac… Le meilleur sur papier n’est jamais certain de l’emporter.

Kipchoge, si.

Tout le monde savait qu’il l’emporterait, hier. Mais à ce point ? Et en « sprintant » les deux derniers kilomètres, son segment le plus rapide de tous (2:48 et 2:44) ? Et même s’il courait seul, ayant laissé les autres loin derrière, il continuait à accélérer, réalisant une deuxième moitié de 33 secondes plus rapide (61:06, puis 60:33).

Il était entouré de trois meneurs d’allure, des forts coureurs qui devaient imposer un rythme le menant à 2:02. Mais son meilleur lièvre, Kitwara, un type qui fait 58:48 sur demi-marathon (!) et qui devait le mener jusqu’au 30e kilomètre, était brûlé après 15… Bye mon vieux, bonne chance pour la suite !

Tout avait l’air si facile, si rebondissant… il souriait à la foule, saluait les fans…

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Comme si ce n’était pas assez, l’athlète kényan est archi-sympathique, sorte de sage qui parle comme le grand-père de Boucar Diouf. On dirait des phrases sorties du scripteur de chez Nike, mais ça sort de sa tête. « Seuls les gens disciplinés sont libres ; si vous ne l’êtes pas, vous êtes l’esclave de vos passions et de vos états d’âme. » Ou « Le meilleur moment pour planter un arbre, c’était il y a 25 ans ; le deuxième meilleur, c’est aujourd’hui » (tiré d’un portrait du New York Times).

Ce qui pourrait se traduire par : pour faire un coureur de ma trempe, faut commencer en courant 20 km par jour pour aller et revenir de l’école, mais y est jamais totalement trop tard pour se bouger le derrière…

À 1,68 m, 52 kg, l’homme a une sorte de format idéal pour la course de fond. Mais encore faut-il accomplir son potentiel. Et à 16 ans, quand il a rencontré son entraîneur Patrick Sang, il avait déjà une discipline de fer pour accompagner ce talent immense.

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Vu le nombre de Kényans coupables de dopage, ce genre de performance soulève immédiatement des doutes légitimes. Jamais le record du marathon n’a été battu par une telle marge depuis 50 ans, aussi bien dire depuis l’Antiquité. C’est des secondes qu’on a grappillées de record en record depuis 20 ans. Entre Gebrselassie, premier à franchir les 2:04 (2:03:59 à Berlin en 2008) et Dennis Kimetto (2:02:57, à Berlin en 2014), il y a eu une demi-douzaine d’étapes. Et depuis quatre ans, rien.

Alors, 1 minute et 18 secondes avalées d’un coup… Ouf !

Eliud Kipchoge a un long parcours qui remonte à l’adolescence et qui rend parfaitement crédible cet exploit.

Déjà en 2003, il a coiffé les géants El Guerrouj et Bekele pour devenir champion du monde du 5000 m à 19 ans. Un peu comme Usain Bolt, sa progression a été cohérente.

Il y a deux ans, quand Nike a annoncé son projet de franchir la barrière des deux heures au marathon, il était clair que des trois candidats retenus, Kipchoge avait les meilleures chances. Sur le parcours non réglementaire de Formule 1 de Monza, en mai 2017, le Kényan a « failli » magnifiquement, pour finir en 2:00:25. Un temps qui n’est pas valide pour le record officiel, mais qui donnait une idée de la force de l’athlète.

Le projet impliquait une batterie de scientifiques qui suivait les coureurs de près pendant leur entraînement, et on peut présumer que l’équipementier n’aurait pas aimé être associé à un scandale de dopage. La vedette, après (ou avant) Kipchoge, c’était son nouveau soulier, le Vaporfly 4 %.

Ce qui soulève une autre question : si l’athlète n’est pas dopé, est-ce que ses semelles le sont ? Ces ressorts à l’œuvre sur les pavés de Berlin, c’étaient ceux de son corps ou ceux des ingénieurs de l’Oregon ?

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Ce fameux soulier est muni d’une plaque de carbone qui agit comme ressort, au milieu d’une mousse technologique issue de l’aérospatiale. L’objet se détaille à plus de 330 $ avant taxes et est en rupture de stock permanente – réelle ou savamment orchestrée.

Déjà, des analyses de résultats par des journalistes du New York Times ont conclu à un réel avantage chez les coureurs amateurs. Et Nike le vend comme un outil d’amélioration des performances.

C’est un argument à double tranchant. Il peut aider à faire vendre le soulier, mais s’il est « trop » efficace, il jette un discrédit sur le record. Un peu comme cette fameuse combinaison plein corps, légèrement flottante, qui avait été autorisée un temps pour les nageurs avant d’être bannie.

Adidas, qui avait promis un projet de vaincre les mythiques deux heures pour ne pas être en reste, n’a toujours rien annoncé…

Pour l’instant, la Fédération internationale d’athlétisme a autorisé le soulier.

De toute manière, avec ou sans souliers, cet athlète dépasse tout le peloton d’une tête. Je me souviens de l’avoir vu survoler le reste du groupe à Rio, quand il a décidé de courir pour vrai, après… 35 kilomètres. Il allait à une allure de 2:01 sur les sept derniers kilomètres… Et a fait une deuxième moitié de course plus rapide de trois minutes que la première, malgré la chaleur et l’humidité brésiliennes.

« L’esprit du marathon, c’est de durer jusqu’à la fin », avait-il dit.

Ça n’avait pas l’air d’un grand souci pour lui, hier matin, quand il est arrivé presque cinq minutes devant le deuxième, tout sourire, l’air de se promener dans une autre dimension.

L’air d’un très léger géant du sport, qui nous a tous rendus plus rebondissants un temps… à condition de ne pas regarder notre montre. Pas grave, comme il dit, ça se passe dans la tête et dans le cœur avant tout…

Marathon

Évolution des 10 derniers records du monde

2:06:05 – Ronaldo da Costa (BRÉ)

20 septembre 1998 à Berlin

2:05:42 – Khalid Khannouchi (É.-U.)

24 octobre 1999 à Chicago

2:05:38 – Khalid Khannouchi (É.-U.)

14 avril 2002 à Londres

2:04:55 – Paul Tergat (KEN)

28 septembre 2003 à Berlin

2:04:26 – Haile Gebreselassie (ÉTH)

30 septembre 2007 à Berlin

2:03:59 – Haile Gebreselassie (ÉTH)

28 septembre 2008 à Berlin

2:03:38 – Patrick Makau (KEN)

25 septembre 2011 à Berlin

2:03:23 – Wilson Kipsang (KEN)

29 septembre 2013 à Berlin

2:02:57 – Dennis Kimetto (KEN)

28 septembre 2014 à Berlin

2:01:39 – Eliud Kipchoge (KEN)

16 septembre 2018 à Berlin

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