Gangs de rue

« Personne n’est à l’abri »

Comme policier à Longueuil, le sergent Réjean Couturier a déjà eu affaire à des membres de gangs de rue. Mais il ne s’attendait pas à ce qu’ils bouleversent sa vie. Un récit de Caroline Touzin.

Gangs de rue 

Le cauchemar d’une famille

« Ma fille a vécu des choses terribles et je n’ai pas été capable de faire quoi que ce soit. »

À peine a-t-il commencé sa conférence que Réjean Couturier doit s’interrompre, la voix étranglée par l’émotion.

Son auditoire ne le sait pas encore, mais le conférencier est policier. D’où son sentiment d’impuissance décuplé lorsque sa fille a été happée dans l’univers des gangs de rue dès l’âge de 14 ans.

Le quinquagénaire a vite capté l’attention de la douzaine de jeunes venus l’écouter mardi soir dernier dans une maison de jeunes du Vieux-Longueuil.

Durant l’heure suivante, il leur décrira sans détour le cauchemar dans lequel sa famille entière a été plongée après que sa fille eut rencontré un « supposé bon gars » présenté par une amie dans un party au tout début de l’adolescence.

Le père de famille dévoilera sa profession seulement à la toute fin de son témoignage, alors que les jeunes sont encore saisis par la brutalité de son récit.

« Les jeunes perçoivent souvent les policiers comme des robots, des sans-cœur qui font juste de la répression. Moi, je veux leur montrer qu’on est humains, et pour cela, il faut qu’ils m’écoutent sans préjugé. »

— Le sergent Réjean Couturier, policier à Longueuil

C’est donc vêtu d’un polo sport et d’un jeans, sans son arme de service, qu’il a fait son entrée dans la pièce. À son arrivée, les jeunes habitués aux ateliers de type « partage de vécus » semblaient se demander ce que cet homme aux allures d’entraîneur de football amateur avait à leur raconter.

Un père en mission

Le sergent de patrouille au Service de police de l’agglomération de Longueuil veut faire comprendre à la société qu’aucun parent n’est à l’abri.

Lorsque sa vie bascule, la fille de M. Couturier fréquente un collège privé pour filles réputé de la région de Montréal. À 14 ans, elle tombe amoureuse d’un inconnu rencontré dans une fête à laquelle une de ses bonnes amies l’avait invitée. Cette dernière avait insisté pour lui présenter un « bon gars ».

Le « bon gars » était en fait un membre de gang à la recherche de jeunes filles à exploiter.

Dans les mois suivants, les notes de l’adolescente sont en chute libre. Elle défie ses parents – récemment séparés – et devient agressive envers eux. Elle s’habille de plus en plus « sexy ».

Un soir où elle est censée dormir chez une amie, son père a une intuition. Il téléphone à cette amie pour découvrir que sa fille lui a menti.

L’amie n’a aucune idée où elle se trouve. Le père saute alors dans sa voiture pour partir à sa recherche. Il la retrouvera dans une boîte de nuit pour les 14-18 ans très fréquentée par des membres de gang.

Des gars de gang lui avaient confié la tâche de vendre aux mineures, à la sortie du métro Longueuil, des bracelets qui donnaient accès auxdits partys. Autant d’occasions pour les gangs de recruter des jeunes filles à des fins d’exploitation sexuelle.

Qui va se méfier d’une adolescente qui vend des bracelets pour une fête ?

Des Menaces

Après cet épisode, le père de famille impose un couvre-feu à son adolescente pour les six prochains mois. Une sanction qui déplaît aux « nouveaux amis » de sa fille. Ils font alors comprendre à l’ado qu’ils sont prêts à rendre visite à sa famille si elle le désire.

« Ce n’était pas pour prendre un café, raconte le policier. Ils voulaient me faire comprendre que ma fille était sous leur emprise et que je n’avais aucun pouvoir sur elle. » Informé de la menace à peine voilée, le père de famille a précisé à sa fille qu’il n’hésiterait pas à contacter la police s’il recevait une visite indésirable.

Malgré tout, sa fille continue à fréquenter le gang. Un jour, elle téléphone à son père en panique. Elle vient de se faire voler son sac à main, qui contient une grande quantité de drogues. Les gars de gang ont l’habitude de faire transporter leur stock ou encore leur arme par une personne sans antécédents judiciaires – souvent leur « blonde ». Ainsi, en cas d’arrestation, ce ne sont pas eux qui sont inculpés.

En se faisant voler la cargaison, elle vient de contracter une dette auprès du gang. Elle doit les rembourser. Et vite.

« Ma fille a vécu beaucoup de violence et d’intimidation dans les gangs. Est-ce qu’elle a été forcée de se prostituer ? De vendre de la drogue ? Je lui ai posé la question plusieurs fois sans jamais obtenir de réponse. »

— Réjean Couturier

Durant plusieurs années, le père de famille se couche le soir en craignant de recevoir un appel au milieu de la nuit. Un coup de fil de sa fille en détresse, séquestrée quelque part. Ou, pire encore, un appel de la police lui annonçant une terrible nouvelle.

Un œil tuméfié

Une fois, sa fille se fait tabasser au point qu’elle a un œil tuméfié. L’adolescente refuse de dénoncer son agresseur. À son père, elle raconte « avoir déboulé un escalier ». Or, à la mère d’une amie qui lui demande si son père la bat, la jeune fille évite de répondre. Cette mère inquiète contacte alors les policiers.

Une enquête est ouverte pour déterminer si le sergent a levé la main sur sa fille. Même si l’adolescente finit par expliquer aux enquêteurs que son père est innocent, l’enquête dure des semaines. Elle refuse de dénoncer le vrai coupable. Le chef de police de Longueuil est avisé. Le sergent fait l’objet de rumeurs. Des collègues se mettent à le dévisager.

Malgré tout, le père n’a jamais coupé les ponts avec sa fille. « Si je ferme ma porte, elle va retourner là où elle pense être appréciée, dit M. Couturier. Les gars de gang sont tellement manipulateurs. Ils vous jouent dans la tête et finissent par vous écraser comme un vulgaire mégot de cigarette. »

Un meilleur policier

Le sergent Couturier estime que son drame personnel a fait de lui un meilleur policier. L’an dernier, ses collègues ont retrouvé une adolescente « gelée comme une balle » au métro Longueuil. La jeune fille était en fugue depuis un mois.

En apprenant cela, le sergent a fait venir le père de l’ado dans son bureau. « Ce que vous vivez, je l’ai vécu. Je ne vous juge pas. Personne n’est à l’abri », lui a dit le policier. Le père s’est mis à pleurer. « Faites quelque chose avant qu’elle s’enfonce trop profondément dans cet univers », a ajouté le policier avant de le serrer très fort dans ses bras.

Seule et vulnérable 

Sa fille – qui préfère ne pas être nommée – est aujourd’hui dans la vingtaine. Depuis cinq ans, elle a « tourné la page ». Elle a suivi une cure de désintoxication à la suite de laquelle elle a passé plusieurs mois à l’extérieur du pays. Question de se faire oublier du milieu criminel.

La jeune femme est de retour sur les bancs d’école. Elle est d’accord avec le fait que son père donne des conférences, mais elle ne veut pas s’en mêler. « Je suis rendue ailleurs », a-t-elle souligné à La Presse.

Avec le recul, la jeune femme raconte qu’elle s’est tournée vers les gangs alors que ses parents vivaient une séparation difficile. L’adolescente se sentait rejetée, sans personne à qui parler de ses problèmes. « Les gars avaient l’air bien beaux, bien fins, mais c’était juste des apparences, décrit la jeune femme. Au moment où je me sentais seule au monde, ils ont profité de ma vulnérabilité en me faisant sentir qu’eux, ils étaient là pour moi. »

Conseils aux parents 

« Suivez vos intuitions »

L’histoire de la famille Couturier n’est malheureusement pas unique. La Presse a demandé à Pascale Philibert, spécialiste de la lutte contre l’exploitation sexuelle des jeunes filles, ses principaux conseils aux parents*.

Quelles jeunes filles sont susceptibles d’être sollicitées par un gang de rue ?

En 2017, aucune jeune fille n’est à l’abri des sollicitations par un gang de rue. Avec les réseaux sociaux, les gangs de rue entrent dans la chambre à coucher des ados. En 2017, on ne dit pas « si » ça t’arrive, mais « quand » ça va t’arriver d’être sollicitée. Souvent, un nouvel ami Facebook dont la jeune fille ne se méfie pas va lui demander si elle veut « faire de l’argent facile ». Lorsqu’elle répond par l’affirmative, l’engrenage s’enclenche. Tous les jeunes ne tomberont pas entre les griffes d’un gang, mais mieux vaut que les parents se mettent en « mode préventif » plutôt que de croire que leurs enfants ne sont pas à risque.

Quel est votre principal conseil pour prévenir le pire ?

Ayez des discussions franches avec vos enfants sur les relations égalitaires et la criminalité. Et ce, dès l’âge de 10 ans. Servez-vous d’un livre que votre fille a lu, d’un film qu’elle a vu pour aborder les valeurs de la famille. Bien sûr, il faut adapter les mots à l’âge de l’enfant.

Et si un parent croit que sa fille est déjà séduite par le milieu des gangs ?

Si votre fille semble couper le contact avec vous et que vous avez des doutes sur ses fréquentations, le mot à proscrire est « prostitution ». En début de relation, les jeunes filles ne reconnaissent pas qu’elles sont exploitées puisqu’elles sont « en amour » avec le souteneur. On peut toutefois les amener à prendre conscience que le chum commet des crimes.

Y a-t-il une erreur fréquemment commise par les parents à éviter ?

Il ne faut surtout pas braquer votre ado en exprimant des préjugés sur la race, la musique ou les vêtements de ses « nouveaux amis ». Faites des efforts comme parents pour « ouvrir la discussion » en vous intéressant à ce qu’il aime, la musique notamment, sans la condamner. OK, tel chanteur dit qu’il a vécu de la discrimination, des injustices. Ça peut rejoindre de nombreux jeunes. Mais il dit aussi qu’il porte un gun et qu’il fait travailler des filles pour survivre. Demandez à votre jeune si cela correspond à ses valeurs et à celles de votre famille.

Malgré son métier de policier, Réjean Couturier, dont la fille a été happée dans le milieu des gangs, s’est senti bien impuissant. On s’imagine que c’est le sentiment éprouvé par bien des parents dont l’enfant est recruté dans un gang.

Je n’ai pas assisté aux conférences du sergent Couturier. Toutefois, le réflexe du parent de toujours garder la porte ouverte est le bon. Il est important de dire à son ado : « Je ne suis pas d’accord avec tel comportement, mais je t’aime et je suis là pour toi. » Plus les jeunes sont occupés dans des activités parascolaires, des loisirs, des équipes sportives, moins ils risquent de devenir oisifs et de se mettre à traîner avec des gens « criminalisés ».

Un dernier conseil ?

Comme parent, suivez vos intuitions. Je me souviens d’un père, qui, inquiet de l’attitude de sa fille, l’a suivie un jour où elle était sortie « faire une marche » alors qu’il pleuvait dehors. À un coin de rue de la maison, ce père a vu son adolescente monter à bord d’une voiture. Il s’est empressé de signaler au conducteur qu’il avait noté sa plaque d’immatriculation. Les gars de gang sont souvent étonnamment polis avec les parents. Ils ne veulent pas de « chaleur » sur eux. S’ils sentent qu’ils risquent d’être dénoncés à la police, ils vont lâcher la fille. Et n’hésitez pas à aller chercher de l’aide si la situation vous dépasse.

* Les réponses de Pascale Philibert – agente de planification à l’Équipe Mobilis qui se consacre aux victimes d’exploitation sexuelle sur la Rive-Sud – ont été raccourcies et retouchées à des fins de publication.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.