Chronique

La promesse

André et Claire sont mariés depuis 68 ans, ils ont promis à Dieu qu’ils resteraient ensemble jusqu’à ce que la mort les sépare.

La bureaucratie a pris Dieu de court.

Été 2013, l’alzheimer prenait de plus en plus de place dans le cerveau de Claire, au point qu’elle est sortie sans savoir pourquoi, vêtue d’un chandail de laine. Elle s’est promenée un peu, avant de s’asseoir sur le bord d’un trottoir. Elle ne savait plus où elle était ni qui elle était.

Dieu merci, elle avait pris une lettre avant de partir, il y avait son adresse dessus. « C’est un gars qui travaille au CHUL qui l’a trouvée, on a été bénis. » C’est une de ses filles, Louise, qui me raconte l’histoire.

André et Claire ont eu cinq enfants, il leur en reste quatre, c’est à leur tour de veiller sur leurs parents. André a été médecin de campagne avant l’assurance maladie, il était dentiste et pharmacien. « C’était vingt-cinq cennes pour arracher une dent. » Il a aussi « aidé des vaches à vêler ».

Claire et lui ont quitté leur maison en 2012, se sont choisi une belle résidence, pensaient y finir leurs jours ensemble.

Après sa petite promenade, Claire a décliné rapidement. « Elle ne se déplaçait plus, ne s’alimentait plus toute seule. Ils ont vraiment essayé de la garder le plus longtemps possible… » L’automne dernier, Claire a été inscrite sur la liste prioritaire pour un CHSLD. Pas André. « Ils les ont évalués, maman avait une cote de 10 sur 12, papa, de 5. Il ne répondait pas aux critères d’admission au CHSLD, ils allaient être séparés. »

Le 23 novembre, Louise a écrit à Gaétan Barrette.

Fleurette et Thomas Todasco de Saint-Sauveur venaient de faire les manchettes, la même histoire que Claire et André : monsieur ne « cote » pas, on les sépare bêtement après 67 ans de vie commune, monsieur dépérit à vue d’œil. Quand l’histoire est sortie dans les médias, le CSSS est revenu sur sa décision.

Thomas est mort d’une pneumonie neuf jours plus tard.

Au bureau du ministre, la lettre de Louise a causé une petite commotion. « Ils ont dit qu’ils ne voulaient pas une autre histoire dans les médias, ils m’ont assuré que mes parents ne seraient pas séparés. » Le soulagement a été de courte durée. « Dix jours plus tard, j’apprenais que tout était bloqué. »

La directive du ministre a été court-circuitée en chemin.

Une parenthèse ici. Il est tout de même fabuleux qu’il faille chaque fois une intervention divine pour éviter à des couples d’être séparés à la fin de leur vie. Qu’il faille que des familles ruent dans les brancards, jusqu’au bureau du ministre.

Il devrait y avoir un code rose, on s’organise pour que ça n’arrive pas. Ne serait-ce que pour les couples qui n’ont personne qui rue dans les brancards pour eux.

Début janvier, la résidence ne pouvait vraiment plus garder Claire, elle a été envoyée dans l’unité de réadaptation du Christ-Roi, puis au CHUL. « Il n’y avait aucune place qui pouvait s’occuper de ma mère, on a abouti à l’hôpital… Et là, on s’est fait dire qu’il fallait sortir dans 48 heures. » Mais il n’y avait pas de place en CHSLD. « J’ai regardé une couple de résidences privées. La première, c’était 6200 $ par mois et l’autre 5800 $, juste pour ma mère… Avec mon père, ça revenait à presque 100 000 $ par année… »

In extremis, le 10 février, Claire a eu une place au St. Brigid’s, « un endroit absolument formidable ».

Pendant ce temps-là, André dépérissait à vue d’œil dans la résidence où sa Claire n’était plus. « Il ne faisait plus d’activités, ne mangeait presque plus. Il pleurait au téléphone quand je l’appelais. » Il lui demandait sans arrêt : « Quand est-ce que je vais retrouver Claire ? » Louise mentait. « Bientôt… »

Louise a embauché un chauffeur pour qu’il conduise André auprès de sa dulcinée deux fois par semaine, à 100 $ l’aller-retour. Il ne vivait que pour ça. « Un moment donné, il m’a appelée à 2 h du matin, il était en panique, il pensait qu’il avait manqué son transport. Il était totalement perdu. »

Louise a envoyé des courriels, des télécopies et des lettres recommandées pour implorer les gestionnaires de réunir ses parents. L’attachée du ministre Barrette a repris le dossier, la directive est redescendue. Le téléphone de Louise a sonné. André et Claire ont été réunis neuf jours après la Saint-Valentin.

« J’ai vécu ça durement, tristement. » André, 94 ans, a les yeux pleins d’eau quand il repense à ces semaines passées tout seul, sans sa douce.

Je l’ai rencontré au St. Brigid’s, il habite deux étages au-dessus de Claire. Elle ne quitte plus son lit, ne parle plus, mais elle sourit encore. « Elle avait 18 ans quand on s’est mariés, elle avait une soif de savoir. Elle est allée à l’université, à 50 ans, et elle ne se souvient plus de ses mots… »

André a recommencé à manger. Il passe toutes ses soirées avec Claire, il reste à côté de son lit, lui tient la main, la lui caresse amoureusement. Ils écoulent le temps qui leur reste ensemble, comme ils l’ont toujours fait, depuis le jour où ils se sont dit « oui », pour le meilleur et pour le pire.

André et Claire tiendront la promesse qu’ils ont faite devant Dieu, il y a 68 ans.

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