Opinion : Religion et laïcité

La « différence » québécoise 

Les études d’opinion qui comparent le Québec avec le Canada anglais en faisant intervenir la variable « religion » montrent toujours des écarts importants entre ces deux sociétés. Les Québécois y apparaissent généralement moins ouverts aux manifestations du religieux. Des jeunes, des anglophones, des immigrants me demandent souvent pourquoi. Plusieurs, à tort, n’y voient que de la xénophobie et du racisme.

Une bonne partie de la réponse se trouve dans notre histoire. Car le passif de la religion, telle qu’elle a été administrée et vécue au Québec, est substantiel. La colonne de l’actif l’est également, mais c’est l’autre dimension qui retient ici mon attention. Le rappel qui suit me semble utile pour éclairer le malaise qu’éprouvent de nombreux Québécois envers les religions.

Tout a commencé avec le pacte de soumission et de collaboration que le haut clergé a contracté avec le colonisateur britannique.

Il s’est réjoui de la Conquête anglaise et, peu après, il a combattu la première tentative pour mettre fin au régime colonial. En 1790-1791, il a éreinté un projet d’université présenté par des laïcs. Il a aussi contribué à mettre en échec la deuxième tentative de décolonisation menée par le mouvement patriote, écrasé en 1837-1838. En guise de récompense, il s’est vu octroyer par les vainqueurs les pouvoirs que l’on connaît en matière d’enseignement, de santé, etc.

Il a manifesté longtemps de la méfiance et même de l’hostilité à l’endroit de la démocratie et il s’est opposé à l’éducation post-élémentaire pour le peuple. Entre les années 1830 et 1943, il a enrayé des projets gouvernementaux visant à instituer l’enseignement obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans. Il a fréquemment appuyé les patrons dans les conflits de travail. Il a parfois manifesté une étrange insensibilité en matière sociale (Mgr Bruchési : « …la question sociale ne se pose pas au Canada »). Et il s’est opposé victorieusement à plusieurs projets de bibliothèques publiques hors de son contrôle.

Parallèlement, il a imposé dans les paroisses un régime très sévère qui laissait peu de place aux libertés. Les fidèles récalcitrants étaient durement châtiés, excommuniés même ; on recourait à la délation pour les traquer. La culture populaire, jugée trop débraillée, était vivement condamnée (la population a toutefois résisté à la suppression de ses traditions).

Les prêtres s’assuraient le contrôle des familles en assujettissant les femmes.

On les pressait au confessionnal de révéler leurs fautes et celles dont elles avaient été témoins. On exigeait qu’elles aient le plus d’enfants possible même quand le médecin s’y opposait à cause de graves problèmes de santé. Celles qui s’avisaient de retarder une naissance étaient vouées aux feux de l’enfer. Elles devaient se soumettre à la volonté de leur conjoint, au lit comme ailleurs.

L’Église faisait régner un véritable tabou sur toutes les « choses du sexe ». Hors du mariage, l’ignorance était généralisée. Horrifiées, les jeunes filles découvraient en secret leurs menstruations, convaincues qu’elles étaient atteintes d’une maladie grave ou honteuse. La plupart n’apprenaient qu’au moment de leur première grossesse de quoi il s’agissait. Souvent, les nouvelles mariées devenaient enceintes en ignorant comment l’enfant naîtrait.

Ce régime oppressif a duré jusqu’aux années 40. La Révolution tranquille a consacré sa fin ; mais le travail de mémoire, lui, commençait.

Plusieurs Québécois, dont je suis, ont cru qu’après la traversée du désert ayant suivi la débâcle des années 60, l’Église pourrait effectuer une rentrée sociale. C’est alors qu’on l’a découverte embourbée dans les scandales sexuels.

On ne s’étonnera pas de l’effondrement des institutions cléricales à partir des années 60. On comprend aussi l’essor du féminisme québécois dont l’élan s’est beaucoup nourri du sort misérable infligé à des générations de femmes. Enfin, il était inévitable que tous ces précédents fassent émerger la thématique de la laïcité en l’imprégnant d’une méfiance envers l’Église et, par extension, envers l’ensemble du religieux.

Encore une fois, je me suis concentré ici sur l’action du haut clergé et sur une seule dimension du passé clérical, une dimension déshonorante. Elle n’efface évidemment pas l’autre dimension incarnée dans le dévouement méritoire dont ont fait preuve les membres les plus humbles de la hiérarchie ecclésiale. On aura compris pourquoi ce rappel a dirigé l’attention dans la direction opposée. Car sans la prise en compte du passé sombre de l’Église québécoise, on ignore un ressort important de notre débat sur la laïcité.

L’essentiel maintenant, c’est de s’assurer que cette mémoire blessée, douloureuse, ne vienne pas compromettre la réflexion sur les droits. Mais comment pourrait-elle en être totalement absente ?

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