« Mon pays est devenu fasciste »

Des Russes quittent leur patrie par dizaines de milliers

Alors qu’il suivait les nouvelles de l’invasion sanglante de l’Ukraine par les troupes russes sur les réseaux sociaux, le mois dernier, Ivan Sisoïev a pris une décision qu’il ne pensait jamais prendre : quitter la Russie.

Il a fait ses sacs, s’est acheté un billet d’avion « hors de prix » et s’est rendu à l’aéroport international de Kazan, une ville de 1,2 million de personnes dans l’ouest de la Russie.

« Des rumeurs disaient que les contrôles des passeports étaient très serrés, mais je n’ai pas eu de mal à passer. »

— Ivan Sisoïev, en entretien avec La Presse

Musicien et compositeur âgé de 27 ans, Ivan Sisoïev est aujourd’hui en exil en Turquie. Sous le coup de sanctions occidentales, ses cartes de crédit ne fonctionnent plus. « En Russie, je payais tout avec mon iPhone et mon Apple Watch. En Turquie, je dois tout payer en liquide. On s’habitue vite à payer comptant. » Il tente aujourd’hui de travailler à distance et de réfléchir à la prochaine étape.

Même s’ils disent que leur sort n’a rien de comparable avec celui des Ukrainiens qui sont bombardés, les Russes qui quittent la Russie se trouvent dans un no man’s land étrange, où leurs repères ne sont plus les mêmes.

Denis Rossiev, artiste visuel de 32 ans qui habitait Moscou, a quitté la Russie en catastrophe pour se rendre à Dubaï, l’une des seules destinations encore ouvertes aux vols qui quittent la Russie depuis l’imposition des sanctions occidentales.

« J’étais très nerveux : certaines personnes ont été interrogées avant mon vol, et beaucoup de vols ont été annulés avant et après le mien. »

— Denis Rossiev

Pour Charlotte, une citoyenne russe qui s’est enfuie avec son mari et qui désire garder l’anonymat, l’idée de quitter la Russie était dans l’air depuis environ cinq ans. « Mais cette guerre m’a montré que Poutine est maintenant complètement hors de lui et que mon pays est devenu fasciste. Je ne pouvais plus attendre », explique-t-elle en entrevue depuis la Serbie, où elle est réfugiée avec son mari.

200 000 personnes

De Potsdam, en Allemagne, où il habite, Roman V. Shaposhnik travaille jour et nuit à aider les Russes qui veulent quitter la Russie depuis l’invasion de l’Ukraine par Poutine. Cette semaine, il vient de lancer avec des collègues une initiative baptisée Paperclip Project qui vise à aider les entrepreneurs russes à déménager leur entreprise à Chypre.

« Beaucoup de gens réalisent qu’il ne sera plus possible d’accéder à un marché global depuis la Russie, alors ils filent vers Chypre et relancent leur entreprise. »

— Roman V. Shaposhnik

Konstantin Sonin, économiste à l’Université de Chicago, a estimé qu’environ 200 000 Russes avaient fui au cours des 10 premiers jours de l’invasion, un nombre qui a certainement beaucoup augmenté depuis. Au moins 80 000 citoyens russes se seraient rendus en Arménie, alors que des dizaines de milliers d’autres auraient rallié la Géorgie, la Turquie, l’Estonie, la Lettonie et la Finlande, notamment.

Beaucoup commencent à croire que cet exode ressemblera à celui du début des années 1990, où au moins 1,2 million de Russes ont quitté le pays après l’effondrement de l’Union soviétique et la crise économique que cela a provoqué.

Ekaterina Piskunova, chargée de cours au département de science politique de l’Université de Montréal, a un sentiment de déjà-vu : elle a elle-même quitté la Russie il y a 22 ans.

« Je ne voulais pas rester dans un pays dirigé par quelqu’un comme Vladimir Poutine », dit-elle.

Les gens qui partent aujourd’hui sont surtout des gens plus jeunes, des professionnels qui ont connu un bon niveau de vie en Russie, et qui déplorent que le pays ne soit pas plus libre et plus démocratique. « Ils ne sont pas contents de l’attitude envers les droits de la personne, envers le contrôle des médias, bref, des éléments qu’on tient pour acquis en Occident. Ils veulent quelque chose de plus », dit Mme Piskunova.

Le spectre de la conscription

Quand on lui demande ce qui l’a poussé à partir, Ivan Sisoïev n’hésite pas : c’est le spectre de la conscription qui a été l’élément déclencheur.

« Si le gouvernement russe peut attaquer un pays voisin russophone, il peut aussi m’enrôler de force dans l’armée. Je ne veux pas mourir pour les yachts et les palaces de l’élite. »

— Ivan Sisoïev

Denis Rossiev s’est quant à lui loué un appartement à Dubaï, et pour le moment paie sa nourriture et son loyer grâce à son portefeuille de cryptomonnaies. Il n’envisage pas de retourner vivre en Russie. « Je réfléchis à ce que je vais faire ensuite », dit-il.

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