Alimentation

LA bataille pour rester au menu

Le Guide alimentaire canadien fait l’objet d’une refonte par Santé Canada dont les premières grandes lignes seront révélées sous peu. Bien que l'industrie alimentaire ait été exclue de l'exercice, plusieurs lobbys s’activent dans les coulisses pour influencer le résultat final.

un dossier de stéphanie bérubé

L’industrie alimentaire laissée en plan

Des lobbys mettent les bouchées doubles pour influencer Santé Canada

Automne 2016. Santé Canada annonce qu’un nouveau Guide alimentaire est en préparation. Le ministère a de la pression : le Guide actuel est critiqué par de nombreux professionnels de la santé publique. On le dit dépassé et peu convivial. C’est alors que Santé Canada lance une bombe : cette fois, l’industrie sera exclue de l’exercice. Aucune rencontre ne se tiendra entre les responsables de la refonte et les représentants des fabricants ou producteurs d’aliments. 

Ce n’est pas tout : la science financée par l’industrie sera exclue des analyses menant au nouveau Guide. Cela vaut aussi pour les études financées par les producteurs agricoles, dont les associations soutiennent généreusement la science les concernant. 

Les représentants de l’industrie alimentaire venaient de se faire fermer au nez une porte qui leur avait toujours été ouverte. Mais ils n’allaient pas rester les bras croisés. Depuis 18 mois, les initiatives pour se faire entendre se multiplient, les voies empruntées aussi. Et on assiste actuellement à un véritable sprint.

« Nous avons demandé et tenu de nombreuses réunions avec de nombreux représentants officiels du gouvernement sur cette question, notamment avec les fonctionnaires de Santé Canada et avec le personnel du cabinet du premier ministre et de ceux des ministres de la Santé et de l’Agriculture. Malheureusement, malgré nos efforts et toutes les données scientifiques que nous avons présentées, à ce jour, il n’y a pas eu de changements considérables quant à la position de Santé Canada à l’égard des produits laitiers », se plaignent les Producteurs laitiers du Canada dans un mémoire déposé au Comité permanent de la santé en décembre dernier.

Les producteurs laitiers ne sont pas les seuls à déplorer leur exclusion. Santé Canada a reçu plusieurs lettres critiquant la refonte du Guide. Les lettres adressées à la ministre de la Santé, Ginette Petitpas Taylor, sont parfois expédiées en copie conforme au bureau du premier ministre Trudeau, à celui du ministre de l’Agriculture ou au Conseil du Trésor. Des associations de producteurs se sont aussi adressées directement à Agriculture Canada et à leurs députés. 

Une bataille politique

Dans le prochain Guide, il est peu probable que le jus soit de nouveau présenté comme l’équivalent d’une portion de fruit frais. Face à cette éventualité, l’Association canadienne des boissons, qui représente notamment Coca-Cola et PepsiCo, ne s’est pas gênée pour écrire directement au ministre des Finances Bill Morneau. En plus de lui fournir des informations sur le jus pur à 100 %, le groupe demande au ministre Morneau de discuter avec sa collègue à la Santé afin de s’assurer que le jus conserve sa place dans le Guide alimentaire canadien.

« Ça ne me surprend pas de voir cette réaction de l’industrie, mais c’est comme ça qu’on fait les choses aujourd’hui », tranche David Hammond, de l’École de santé publique et des systèmes de santé de l’Université de Waterloo. Le professeur Hammond a été consulté comme expert par Santé Canada pour le processus de révision des étiquettes nutritionnelles. Il confirme : « La pression que subit Santé Canada de la part des lobbys est énorme. » 

« Il ne s’agit pas de diaboliser l’industrie alimentaire, c’est simplement une question de conflit d’intérêts. C’est évident que les producteurs de fruits vont aller plaider pour que le jus reste dans le Guide. Ils défendent leurs intérêts économiques. »

— David Hammond

Car l’enjeu est important. S’il n’est pas utilisé dans l’épicerie quotidienne de monsieur et madame Tout-le-Monde, le Guide alimentaire canadien est l’inspiration des menus des établissements publics du pays. Beaucoup d’argent est en jeu. Actuellement, un plateau-repas d’hôpital équilibré doit contenir une portion de lait, de fruits, de légumes, de la viande ou un substitut et des produits céréaliers. 

Inquiétudes

On ne sait toujours pas de quoi sera fait le nouveau Guide, mais ceux qui le rédigent refusent de confirmer le retour des quatre groupes alimentaires traditionnels. Pire : les protéines de source végétale y auront une place particulièrement importante, puisqu’on conseille de les préférer à des protéines de source animale. Du jamais vu au Canada, pays producteur de porc, de volaille et de bœuf.

« Les gens de l’industrie ont soulevé des inquiétudes. Les producteurs de lait et de bœuf sont préoccupés par la refonte. »

— Luc Berthold, député fédéral de Mégantic–L’Érable et critique du Parti conservateur en matière d’agriculture 

« Le premier but du Guide alimentaire est de nous aider à manger de façon équilibrée. Et c’est le rôle des producteurs canadiens de nous fournir ces aliments-là », poursuit le député conservateur, qui aurait voulu que les agriculteurs fassent partie du processus de refonte d’une façon ou d’une autre. 

Au moment de dévoiler la dernière version du Guide, en 2007, Santé Canada avait été vivement critiqué pour la place qu’il avait accordée à l’industrie alimentaire dans le processus. « Peut-être qu’en 2007, la place des acteurs de l’industrie était trop grande, admet le député Berthold, mais cette fois, on a fait un virage à 180 degrés et on les a exclus complètement. On aurait peut-être dû viser un meilleur équilibre. »

La voie de contournement

Dans les faits, l’industrie a été entendue. En plus des échanges écrits, les Producteurs laitiers du Canada ont eu droit à deux rencontres avec des représentants de Santé Canada pour discuter des initiatives en matière de saine alimentation. L’Association canadienne des boissons a eu trois rencontres, tout comme le Conseil des viandes du Canada. 

De nombreuses entreprises ont franchi les portes de Santé Canada pour discuter d’autres initiatives contenues dans la stratégie en matière de saine alimentation, dont le fameux affichage devant des emballages qui fait grincer les dents de plus d’un fabricant alimentaire.

La refonte du Guide s’est aussi invitée au Comité permanent de la santé lors de deux séances avant les Fêtes. 

Quel est le rôle du Comité dans cette histoire ? 

« Notre mandat [sur ce sujet] n’est pas clair », avoue le député de Vancouver Kingsway Don Davies, vice-président de ce comité multipartite.

Ce qui était clair, toutefois, explique en entrevue le député néo-démocrate, c’est que le Comité voulait rencontrer des professionnels de la santé indépendants pour se faire une tête. Benoit Lamarche, professeur de nutrition à l’Université Laval, a été invité. Comme il l’a lui-même expliqué devant les politiciens, Benoit Lamarche a été financé dans le passé par l’industrie laitière. Ce qui mène à cet étrange paradoxe : ses études sur le lait ont été exclues de la science consultée par Santé Canada pour la révision du Guide, mais lui-même a été entendu par le Comité… sur la refonte du Guide alimentaire canadien ! 

« J’ai été très surpris de recevoir cette invitation-là », confirme en entrevue Benoit Lamarche.

L’un des commentaires du professeur Lamarche : l’idée de remplacer les gras saturés par des gras polyinsaturés ne tient pas la route. « Même si vous voulez remplacer les graisses saturées par les acides gras polyinsaturés, c’est-à-dire remplacer le mauvais gras par le bon gras, a-t-il dit, comment allez-vous y arriver si vous voulez manger du yogourt ? » 

« Il n’existe aucun yogourt à teneur élevée en lipides insaturés. Les matières grasses du lait dans le yogourt contiennent des graisses saturées. Il en va de même pour le fromage. » 

— Le professeur Benoit Lamarche

De plus, Benoit Lamarche affirme que la science ne permet pas de conclure qu’il est préférable de consommer des produits laitiers faibles en gras. Les Producteurs laitiers du Canada ont fait les mêmes recommandations à Santé Canada et voudraient bien pouvoir présenter des recherches confirmant cette hypothèse. 

Peut-être pourront-ils le dire eux-mêmes au Comité sur la santé, puisque la ministre Petitpas Taylor a annoncé le mois dernier que ce comité allait rencontrer les Producteurs laitiers, à sa demande. Don Davies avoue que pour un comité censé décider lui-même de son agenda, c’était une déclaration surprenante. « C’est certain que le ministère de la Santé a subi de la pression de l’industrie, explique Don Davies. C’est pour cela qu’elle nous demande de rencontrer des gens de l’industrie laitière. Nous allons voir si le Comité va rester indépendant face à la demande de la ministre. »

Devait-on exclure la science financée ?

Non « Je ne suis pas certain que ça soit une bonne idée de mettre à la poubelle les études financées par l’industrie, explique Benoit Lamarche, titulaire de la Chaire en nutrition de l’Université Laval. Il n’y a pas de doute que la recherche financée peut avoir des biais. Comme toutes les recherches. Les biais peuvent être de toutes natures. Le risque ne se limite pas à la source de financement. »

Oui « Les chercheurs bâtissent leurs études sur la littérature scientifique existante, dit David Hammond, professeur à l’École de santé publique et de systèmes de santé de l’Université de Waterloo. Si une industrie est la seule à avoir trouvé un bienfait à un aliment et que ce bienfait n’a ensuite jamais été documenté par des études indépendantes, eh bien, cela prouvera que Santé Canada avait énoncé une bonne directive en excluant la science financée. »

Alimentation

À la table avec Santé Canada

Si le lobbyisme alimentaire est intense ces jours-ci à Ottawa, c’est que Santé Canada a annoncé plusieurs initiatives dans le cadre de sa politique en matière de saine alimentation, à l’automne 2016. En plus de la refonte du Guide alimentaire canadien, Ottawa va notamment imposer un logo sur l’emballage d’aliments trop salés, sucrés ou gras et s’apprête à restreindre le marketing destiné aux enfants. Les Diététistes du Canada, Diabète Canada, la Fondation des maladies du cœur et de l’AVC et la Société canadienne du cancer ont notamment eu droit à des rencontres privées. Ainsi que d’autres entreprises et associations.

La LNH

C’est le projet de loi S-228 sur le marketing destiné aux enfants qui inquiète la Ligue nationale de hockey (LNH) et Hockey Canada. Les deux groupes ont rencontré des représentants de Santé Canada en novembre 2017, craignant que la commandite sportive, comme en font Tim Hortons, McDonald’s, Coca-Cola, General Mills et Pepsi, soit interdite au pays. La ministre de la Santé, Ginette Petitpas Taylor, les a rassurés au début de l’année lorsqu’elle a indiqué que la commandite sportive serait exclue de la loi. Les camps sportifs ou les équipes commanditées, comme le programme de sports Timbits, devraient donc être épargnés.

Coca-Cola et Pepsi

L’Association canadienne des boissons a eu droit à trois rencontres l’année dernière avec des fonctionnaires de Santé Canada, dont Alfred Aziz, chef du bureau des sciences de la nutrition. Le groupe, qui représente notamment les géants PepsiCo et Coca-Cola, voulait discuter de l’affichage sur le devant de l’emballage. Les boissons dont une portion fournit plus de 15 % de la valeur quotidienne recommandée en sucre devront l’afficher sur les bouteilles à compter de 2023. L’Association a aussi soutenu auprès des représentants de Santé Canada que le retrait des jus 100 % purs du Guide alimentaire aurait un impact négatif sur la santé des Canadiens.

Unilever

La multinationale derrière la mayonnaise Hellmann’s, la margarine Becel et les crèmes glacées Ben & Jerry’s a aussi eu droit à des rencontres avec Santé Canada, notamment avec M. Aziz, le 8 novembre dernier. Au menu : l’affichage sur le devant de l’emballage qui sera certainement imposé à des produits de Unilever.

Les Producteurs laitiers du Canada

En juin 2017, les Producteurs laitiers du Canada ont exprimé leur mécontentement quant à l’étiquetage sur le devant de l’emballage. La démarche de Santé Canada manque de nuance et obligerait des produits laitiers sains comme le yogourt sucré ou le fromage à porter des étiquettes alors que des croustilles et des biscuits « pattes d’ours » n’en porteraient pas. Le 31 août 2017, les Producteurs laitiers ont de nouveau rencontré Santé Canada. Cette fois, la refonte du Guide alimentaire canadien a été abordée.

Ferrero

Dans cette rencontre du mois d’août 2017, le fabricant du Nutella a partagé ses craintes quant à l’affichage sur le devant de l’emballage et quant au projet de loi S-228 qui va restreindre le marketing destiné aux enfants.

Nestlé

Dans leur rencontre du mois d’octobre 2017, les représentants de Nestlé Canada ont présenté le succès de leurs efforts pour réduire la quantité de sel contenue dans leurs produits, dans leurs pizzas Delissio, notamment. Après avoir suggéré des cibles de réduction de sodium dans les aliments, Santé Canada pourrait imposer des réductions.

Alimentation 

Un guide pour les véganes ?

Santé Canada a-t-il fermé la porte aux lobbys d’agriculteurs pour tendre l’oreille aux lobbys des végétariens ? C’est ce que croient quelques associations agricoles du pays.

« Nous craignons que le processus ne soit pas basé sur des données scientifiques et que des groupes de défense des droits des animaux aient un impact sur le résultat de ce guide qui doit être basé sur la science », avertit la Fédération de l’agriculture de Perth County, en Ontario, dans une lettre envoyée l’automne dernier à Santé Canada. 

« Les groupes de militants végétaliens et de défense des animaux se mobilisent pour dicter les changements à apporter au Guide », écrit aussi l’Alliance agricole du Nouveau-Brunswick à la ministre de la Santé. « Nous craignons que le nouveau Guide alimentaire de Santé Canada ne soit biaisé en faveur des groupes qui ont des visées autres qu’un régime alimentaire sain et équilibré pour tous les Canadiens », poursuivent les agriculteurs. 

Un point de vue partagé par leurs homologues québécois. Dans une lettre adressée à la ministre Petitpas Taylor au mois d’octobre dernier, Marcel Groleau, président de l’Union des producteurs agricoles (UPA), fait aussi référence à l’influence d’« organisations de détracteurs de l’agriculture canadienne ». « Pendant la dernière période estivale, votre ministère a tenu une consultation en ligne auprès de la population, écrit Marcel Groleau. Nous avons appris que des groupes de pression activistes ont utilisé les réseaux sociaux pour influencer cette consultation, biaisant ainsi les résultats de ce processus basé sur des données scientifiques. » 

Plus de protéines végétales

Impossible d’en savoir davantage, car l’UPA ne se souvient pas du nom des organisations impliquées. Ce dont l’UPA se souvient, toutefois, c’est que Santé Canada encourage les Canadiens à consommer davantage de protéines végétales, « associées à un impact moins négatif sur l’environnement ». 

« Si le nouveau Guide alimentaire canadien doit se baser sur l’analyse de données probantes qui vont au-delà des éléments liés à la santé, nous vous invitons à réaliser une véritable analyse économique, sociale et environnementale des recommandations qui en découleront », écrit Marcel Groleau qui cite l’exemple de l’impact de la production d’amandes en Californie ou d’avocats au Mexique.

Quelques données scientifiques, selon Santé Canada 

La consommation de viande rouge et de charcuteries augmente les risques de cancer colorectal.

Remplacer les gras saturés par des gras insaturés réduit le risque de maladies cardiovasculaires.

La consommation de boissons sucrées augmente les risques d’obésité chez les enfants.

À quoi peut-on s’attendre ? 

Santé Canada n’a pas confirmé le contenu ou la forme du nouveau Guide, mais certains indices nous laissent croire que…

Les jus ne seront plus considérés comme des portions de fruit. Vous avez soif ? Buvez de l’eau, dira essentiellement le nouveau Guide. 

Il est peu probable que les groupes alimentaires soient de retour. Comment s’y retrouver alors ? Le Guide, en version électronique, proposera des menus adaptés à la réalité de chacun, selon les préférences ou restrictions alimentaires. Le lait et la viande seront toujours proposés, parmi d’autres aliments qui offrent des avantages comparables. 

Santé Canada donnera aussi des conseils pour préparer les aliments à la maison et les manger dans un environnement sain. 

Le Guide se déclinera en différents outils, beaucoup plus sophistiqués pour les professionnels et nettement plus conviviaux pour les consommateurs qui veulent simplement faire des choix pour bien manger.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.