Langue des signes

La tour de Babel silencieuse

Le monde des langues signées est une véritable tour de Babel. Plus de 140 langues des signes existent à l’échelle internationale. Des voix s’élèvent pour que la langue des signes du Québec soit reconnue comme une langue officielle.

UN DOSSIER DE MARIE TISON

Reconnaître la langue des signes québécoise

Faire de la langue des signes du Québec (LSQ) une langue officielle au Québec et au Canada ? C’est ce que souhaitent plusieurs personnes sourdes, comme Daz Saunders, un Britannique, francophile, amoureux du Québec et doctorant en linguistique à l’UQAM.

« Je crois que c’est important, affirme-t-il à La Presse par l’entremise d’un interprète. Si on reconnaissait la langue des signes, ça permettrait d’améliorer la perception qu’on en a. » Il estime que bien des gens pensent que la LSQ est une langue étrangère. « C’est une langue qui vient de la société québécoise. Les gens d’ici doivent en être fiers. »

Il y a quelques semaines, la communauté des sourds du Québec a demandé aux chefs des quatre principaux partis de s’engager à faire de la LSQ une langue officielle du Québec. Seul Québec solidaire a promis d’adopter une Loi sur l’accessibilité universelle et de reconnaître officiellement la LSQ. « C’est un premier pas », indique M. Saunders.

La communauté des sourds du Canada a aussi demandé que le gouvernement fédéral reconnaisse la LSQ, la langue américaine des signes (utilisée au Canada anglais et aux États-Unis) et la langue autochtone des signes comme langues officielles. La semaine dernière, des centaines de personnes ont manifesté devant le parlement fédéral et devant des législatures provinciales pour exprimer ce souhait. Le gouvernement fédéral a récemment déposé un projet de loi sur l’accessibilité, mais cette législation ne comprend pas une telle reconnaissance.

Les avantages 

La reconnaissance de la LSQ comme langue officielle permettrait évidemment d’améliorer les services à la communauté sourde, mais M. Saunders y voit un autre avantage extrêmement important à ses yeux. « Ça permettrait aux enfants sourds d’avoir accès au langage le plus tôt possible, comme ç’a été le cas pour moi. » Les deux parents de Daz Saunders étaient sourds. Il a donc été exposé à la langue des signes britannique (LSB) dès sa plus tendre enfance.

« Quand on a accès à une langue de base, ça permet d’entrer en contact avec les autres, de comprendre le monde qui nous entoure. Grâce à cette base solide, c’est facile d’acquérir une langue seconde. C’est ainsi que la LSB m’a permis d’apprendre la langue orale, l’anglais. »

Arrivé au Québec il y a un peu plus de sept ans, il s’est dépêché d’apprendre la LSQ. 

« Je suis un francophile, je voulais m’établir dans un pays où on utilisait le français au quotidien. Quand j’ai visité le Québec, je suis vraiment tombé en amour. Pour quelles raisons ? C’est dur à dire. C’est sur le plan des valeurs qu’on retrouve ici. »

— Daz Saunders

Petit à petit, il a également appris la langue américaine des signes (ASL). La LSQ et l’ASL font partie d’une même famille linguistique, mais pas la langue des signes britannique. M. Saunders a donc dû faire un bon effort. « Ça n’a pas nécessairement été facile, mais le processus d’acquisition a quand même été court parce que j’avais déjà une langue des signes à la base. »

Oui aux prothèses, mais…

Il affirme qu’à l’heure actuelle, la langue des signes est un peu vue comme une dernière option, une approche qui met un frein à l’intégration dans la société.

II existe d’autres approches comme l’approche orale, basée sur l’utilisation de prothèses auditives ou d’implants cochléaires et sur la lecture labiale. « Je ne suis pas contre l’idée de mettre l’accent sur l’audition, mais comme dirait ma mère, c’est important de donner aux enfants sourds tous les outils possibles. »

Selon lui, on se tourne parfois vers la langue des signes en dernier recours, lorsque les autres moyens utilisés n’ont pas marché. « On vient alors à la langue des signes, alors que l’enfant a 10 ans. L’autobus du développement du langage est parti, c’est déjà un peu trop tard. »

Des accents même dans les signes

Comment les langues des signes se sont-elles développées ? Anne-Marie Parisot, professeure au département de linguistique à l’UQAM et directrice du Groupe de recherche sur la LSQ (langue des signes du Québec) et le bilinguisme sourd, répond aux questions de La Presse.

À l’heure actuelle, on dénombre 142 langues des signes dans le monde. Pourquoi un si grand nombre ? Ces langues ne sont-elles pas basées sur des représentations visuelles qui devraient être relativement universelles ?

Les langues des signes sont des langues naturelles qui se sont développées par des contacts entre individus pour des besoins de communication. C’est donc comme pour les langues orales. Elles ont divers niveaux de structure : phonologique (même si on ne passe pas par le son), lexical, morphologique et syntaxique. La convention des locuteurs dans une langue X est différente de celle des locuteurs d’une langue Y. Qu’est-ce qui fait qu’en langue des signes danoise, on représente un arbre par son tronc alors qu’en langue des signes québécoise (LSQ), on le représente par son tout ? Il n’y a pas de raisons, c’est arbitraire. C’est une convention. Comme le fait d’avoir le mot « arbre » en français et « tree » en anglais.

À quel point ces langues sont-elles différentes ?

Il y a des langues qui sont plus près les unes que des autres. Il y a des emprunts lexicaux. Il peut y avoir une proximité géographique qui explique cela, mais ce n’est pas la raison première. Souvent, c’est qu’il y a eu des contacts historiques entre ces langues. Ainsi, la langue des signes américaine (ASL), la langue des signes françaises (LSF) et la LSQ font partie d’une même famille. Il y a des enseignants qui sont allés chercher des méthodes éducatives en France et qui les ont rapportées aux États-Unis et au Québec. Il reste que les trois langues sont distinctes : quand des sourds français viennent ici, on ne peut pas comprendre leur langue. Un autre exemple : la langue des signes malienne comprend des éléments de la LSQ parce que dans les années 90, une diplômée québécoise en linguistique était allée à Bamako faire un projet humanitaire.

A-t-on essayé de créer une langue des signes universelle ?

Oui. J’ai assisté à l’événement qui a entraîné cela, c’était magnifique. C’était à l’occasion d’un congrès sur les études concernant les langues des signes qui se déroulait à Amsterdam en 2000. À l’époque, dans les congrès, on utilisait l’anglais et l’ASL. On ne se posait pas la question. Puis, à Amsterdam, les étudiants et professeurs sourds ont boycotté la fin du congrès pour discuter de cela. Le résultat des débats : on ne voulait pas donner du pouvoir à une des langues des signes par rapport aux autres, il fallait trouver un moyen d’utiliser une lingua franca. Ils ont opté pour un système qui s’appelle les Signes internationaux, qui va chercher les éléments les plus iconiques, les plus universels des langues des signes. C’est un système qui permet d’établir une communication quand on ne connaît pas la langue de l’autre, qui met tout le monde sur un pied d’égalité, mais qui a des limites.

Est-ce que la dualité linguistique québécoise se reflète dans les langues des signes ?

Au Québec, il y a deux communautés de signeurs. Montréal est une des rares villes dans le monde où il y a une situation de bilinguisme signé : les sourds de l’ouest de l’île utilisent l’ASL et les sourds de l’est de l’île utilisent la LSQ. Mais tout comme l’anglais de Montréal est un peu différent de l’anglais d’ailleurs (on va y trouver des mots empruntés au français, comme cégep et dépanneur), l’ASL de Montréal est un peu différent. Si un sourd de Montréal va au Texas ou à New York et utilise l’ASL, l’autre va savoir qu’il n’est pas américain. Il y a des accents en langue des signes. En langue orale, les accents se distinguent par la phonétique, la hauteur de la voix, la rapidité du débit. C’est la même chose pour les langues des signes : on peut signer plus relâché, plus rapidement, plus large.

Comment se fait l’apprentissage de la langue écrite ?

Il existe différentes approches. Je peux parler de l’une d’elles, l’approche bilingue (orale et signée). Dans un contexte bilingue, on considère que la langue des signes est la langue de référence de l’élève sourd. L’enseignement de l’écrit commence par un enseignement de la structure de la langue des signes. Cela permet à l’élève de se construire des représentations mentales de la grammaire d’une langue, des unités d’une langue. Par la suite, l’élève transfère les connaissances métalinguistiques qu’il a acquises dans sa propre langue vers l’apprentissage de l’écriture. Ainsi, avant d’apprendre à décomposer un mot à l’écrit, on va apprendre à le décomposer en langue des signes.

Les défis des sourds du Nunavik

Les sourds du Nunavik sont très peu nombreux, ils sont dispersés dans plusieurs communautés, mais ils ont quand même conçu leur propre version de la langue américaine des signes (ASL).

« Au Nunavik, l’ASL est modifiée par au moins une centaine de signes que les Inuit sourds utilisaient déjà et qu’ils ont décidé de garder et par des expressions du visage et des mouvements du corps qui sont légèrement différents », indique Linda Ritchey, consultante auprès de la régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik (RRSSSN).

Au début des années 90, plus d’une dizaine de bébés sont devenus sourds dans le nord du Québec à la suite d’une épidémie de méningite. Mme Ritchey a alors participé à un projet pour former les gens qui allaient travailler avec ces enfants.

« Dans les communautés, il y avait déjà quelques adultes sourds qui avaient été dans le Sud pour apprendre l’ASL et qui étaient revenus dans le Nord. Par la suite, ils avaient développé des signes à la maison qui étaient devenus très ancrés. »

— Linda Ritchey

Il s’agissait notamment de signes pour désigner des éléments des communautés nordiques, comme le magasin général Northern qu’on trouve dans pratiquement tous les villages, ou des animaux locaux, comme le lagopède arctique. Ils avaient également développé des signes différents de ceux du Sud pour certains éléments importants de leur vie, comme la motoneige.

« Nous avons rencontré les adultes et nous leur avons demandé comment ils signaient ceci ou cela, se rappelle Mme Ritchey. Ils ont décidé ensemble ce que nous allions utiliser. »

Elle souligne que pour l’ASL tout comme pour la langue des signes québécois (LSQ), les mots (ou les signes) ne comptent que pour 30 % de la communication. L’autre tranche de 70 % passe par les expressions faciales et les mouvements du corps. Par exemple, en se penchant en avant, on indique qu’on pose une question. Or, règle générale, les expressions faciales sont plutôt subtiles chez les Inuits. « Nous avons donc pris en compte leur niveau de confort et le genre d’expressions faciales et de mouvements du corps qu’ils utilisent. »

Peu nombreux, mais bien encadrés

Les bébés ont grandi au Nunavik et sont maintenant dans la vingtaine et au début de la trentaine. Il y a maintenant 14 adultes sourds au Nunavik.

« Si, dans des certains villages, ils peuvent être deux, dans la majorité des cas, ils sont assez isolés, indique Justine Grenier, agente de la planification et de la programmation à la RRSSSN. Nous avons toutefois offert une formation à la famille, à la fratrie, et c’est avec eux que les sourds peuvent communiquer. Ils ont également eu une éducation en langue écrite : ils peuvent donc communiquer par Messenger, par Facebook. »

Pour avoir accès à des services, les sourds peuvent se faire accompagner par des membres de la famille. « Au besoin, on peut offrir un service d’interprétation », note Mme Grenier.

« Dans plusieurs villages, il y a certaines personnes qui peuvent servir d’interprètes. Dans les autres villages, il est possible de faire la traduction par vidéoconférence. Ce n’est pas l’idéal, mais c’est un service qu’on peut offrir. »

— Justine Grenier

Évidemment, pour les sourds, ce n’est pas comme être intégré dans une communauté où l’on communique dans une langue des signes enrichie. La RRSSSN s’est donc alliée avec des partenaires locaux en 2016 pour offrir aux sourds du Nunavik un atelier afin de répondre à un besoin de socialisation, de formation et d’information. « Les gens ont exprimé que ça leur faisait du bien de pouvoir se retrouver, constate Mme Grenier. Nous avons donc refait l’exercice en mai 2018, à Inukjuak. »

Les partenaires considèrent la possibilité d’organiser d’autres ateliers dans l’avenir, mais les modalités ne sont pas déterminées. « Ça va au-delà du mandat de la régie, mais en même temps, ça répond à un besoin. »

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