Chronique

Une décision d’assureur

Ça faisait longtemps que je n’étais pas sorti de la lecture d’un texte aussi furieux. Je parle bien sûr du texte du professeur et auteur Samuel Archibald publié dans La Presse+, hier, texte qui a eu un large écho sur les médias sociaux.

Archibald y raconte comment il doit mener depuis plusieurs mois un combat sur deux fronts.

D’un bord, la dépression, une dépression tenace et lourde qui menace de le tuer, parce que la dépression est une tueuse en série. Je n’ai jamais souffert d’une dépression, mais la description inspirée qu’en fait Archibald rejoint ce que j’ai entendu mille fois au sujet de cette salope.

De l’autre, Archibald se bat contre Desjardins Assurances Générales, qui refuse de lui verser des prestations d’invalidité qui devraient normalement le couvrir, lui qui cotise au régime des employés de l’UQAM depuis 2009.

Comme Desjardins refuse de l’indemniser, le père de trois enfants ne touche pas une cenne depuis des mois. La faillite guette, et il craint de devoir remettre les clés de sa maison à la banque.

Pourquoi Desjardins refuse-t-elle de payer ?

Parce qu’Archibald n’est pas terré sous une douillette 24 heures sur 24, parce que pendant une « fausse rémission » en octobre, il a fait une apparition à la radio et une autre à la télé, il a écrit un texte pour La Presse+ alors qu’il était officiellement en maladie.

Desjardins a aussi eu vent que le prof en congé décroche parfois le téléphone quand ses étudiants l’appellent. Desjardins a aussi épluché ses médias sociaux et a découvert qu’Archibald fait parfois du jogging. Sur certaines photos, il sourit, même. Imaginez…

Donc, pour tous ces motifs, Desjardins refuse de l’indemniser. Je cite Samuel Archibald : « Je plaide pour qu’on me donne un bon coup de règle sur les doigts et qu’on passe à autre chose, mais rien n’y fait :  ma compagnie d’assurances préfère la peine de mort… À petit feu. »

Archibald a eu beau plaider pour sa pitance, Desjardins a continué à refuser de l’indemniser. En sachant qu’il est pourtant bel et bien malade, car il s’est fait dire par un employé de Desjardins : « Je ne nie pas la réalité de votre maladie, je le vois bien que vous souffrez. Seulement, je me dois de prendre une décision d’assureur. »

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Savez-vous quoi ?

C’était une erreur de la part de Samuel Archibald de maintenir un minimum d’activité professionnelle. Mais on connaît de meilleures façons de frauder un assureur que d’aller faire une chronique à la radio, que de publier un texte dans La Presse+. On a connu des fraudeurs plus discrets, mettons.

Mais aux yeux de l’assureur, ces petites erreurs ont dessiné une brèche dans laquelle on a fait passer le missile Hellfire téléguidé qui a détruit toute velléité d’indemnisation pour Archibald. C’est l’aspect totalitaire de la décision de Desjardins qui m’écœure ici : c’est tout ou rien. Pas d’entre-deux. Pas d’avertissement, pas de mise en garde, pas de « Hey, t’es malade, on te paie, modère tes transports »…

À cause de ces petits accrocs, l’indemnisé reçoit le missile en pleine gueule et il perd tout. Suis-je fou de penser que l’assureur n’attendait que ça, qu’il n’attendait que de trouver la brèche-prétexte pour nier toute forme d’indemnisation, qu’il avait le doigt sur le bouton rouge ?

Aujourd’hui, c’est Desjardins. Mais à lire les témoignages qui ont fusé hier dans la foulée du texte de Samuel Archibald, on voit bien que ce genre d’arbitraire peut être commis par tous les assureurs, demain et la semaine prochaine.

Je pose la question deux semaines après #BellCause : en quoi ça aide la #cause, ça ?

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Autre question : combien de Samuel Archibald décident en silence de baisser les bras, se ramassent dans la rue, font faillite ou se tapent un divorce parce que les Desjardins de ce monde jouissent d’un rapport de force incroyablement favorable face à eux, au pire moment de leur vie ?

Je ne sais pas. Mais je soupçonne qu’il y a des enquêtes journalistiques à faire dans ces réservoirs d’injustice, groupe.

Et combien se crissent – le verbe utilisé par Archibald, que La Presse+ a publié parce que c’est le seul verbe qui s’applique ici, au diable la bienséance – en bas d’un pont parce qu’un assureur a aggravé leur putain d’entorse psychique ?

La société n’a rien, mais absolument rien à gagner à ce qu’un père de trois enfants fasse faillite PARCE QU’IL EST MALADE, à ce qu’il perde sa maison PENDANT QU’IL TENTE DE SE SOIGNER.

On le sait. C’est une évidence.

Sauf que la « société », ça n’existe pas, enfin pas comme tel. La société, c’est une abstraction, c’est un écosystème d’individus et d’institutions qui sont, eux, bien concrets. Un exemple parmi mille : l’éducation. On « sauverait » des milliers d’enfants à instaurer tout plein de mesures à l’école, ce serait un actif pour la société que d’avoir un meilleur taux de diplomation, la société y gagnerait dans 20, 25 ans…

Mais la commission scolaire n’est pas la société, alors fuck l’ajout d’orthopédagogues, de classes spéciales et la maternelle 4 ans partout : elle s’en fout de la société, la commission scolaire, elle s’en fout car c’est cette année qu’il ne faut pas tomber dans le rouge, elle n’en a rien à cirer de 2038 ou 2043. Alors Madame l’orthopédagogue, vous allez nous faire plaisir et dire dans votre rapport que Kevin n’est pas si TDAH que ça…

Ce genre de tension entre l’abstraction qu’est la société et la réalité très concrète des institutions, on peut en trouver mille.

Revenons à Samuel Archibald. Non, « la société » n’a rien à gagner à ce qu’il se crisse en bas d’un pont, mais ici, ce n’est pas « la société » qui doit indemniser Archibald pendant sa dépression. C’est plutôt une institution qui s’appelle Desjardins, et il se trouve que cette institution a trouvé un petit prétexte pour faire une grande économie sur son dos. Décision d’assureur.

Donc, qui peut insuffler de la discipline aux institutions comme ces compagnies d’assurances ? Mais non, pas la société, je viens de vous dire que ça n’existe pas, concrètement, la société…

Le bâton doit venir de cette patente qui a de moins en moins la cote de nos jours : l’État.

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J’ai capoté en lisant le texte de Samuel Archibald.

Un, parce que je ne sais même plus combien de polices d’assurance de toutes sortes je détiens chez Desjardins. Ma maison ? Desjardins. Ma vie ? Desjardins. Mon assurance-invalidité ? Desjardins. Mes voyages ? Desjardins. Je sais désormais que la game, c’est qu’il suffit que Desjardins trouve une brèche quelque part pour me dépouiller. Je vais essayer d’être un propriétaire-malade-voyageur parfait…

Même mort, je vais essayer, Alphonse…

Deux, j’ai capoté en lisant Samuel Archibald parce que nous sommes tous à un nid-de-poule de la vie de nous infliger une entorse au cerveau. Tous à une malchance d’être obligés de nous tourner vers des institutions qui, pensons-nous, espérons-nous, nous empêcheront de sombrer encore plus profondément…

Tous.

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