Opinion : De Netflix au GAFA

Taxer l’immatériel

Dans son budget de mardi prochain, le ministre des Finances du Québec, Carlos Leitao, prendra des moyens pour appliquer la TVQ aux entreprises étrangères qui offrent des services numériques, comme Netflix ou Amazon.

Cette initiative, dont l’existence a été révélée par La Presse, sera une excellente chose. D’abord pour l’équité fiscale envers les entreprises québécoises qui, elles, sont assujetties à la TPS et à la TVQ. Mais surtout pour forcer la main à Ottawa, franchement catatonique dans un dossier pourtant majeur : l’impact de la révolution numérique sur la fiscalité des nations.

Ce grand enjeu, on n’en voit pas vraiment l’importance quand on a les yeux fixés sur ce que l’on a appelé, à tort, la taxe Netflix, à laquelle on a consacré beaucoup de salive, d’encre… et de pixels. C’est pourtant une goutte dans l’océan.

D’abord parce que, dans le cas de Netflix, on n’est pas en présence d’une multinationale qui se défile de ses obligations fiscales. L’enjeu, ce n’est pas de faire payer Netflix, mais de faire payer ses abonnés, qui, pour l’instant, n’ont pas à verser de TPS et de TVQ parce que le gouvernement fédéral refuse de demander aux entreprises étrangères fournissant des services numériques de les ajouter à leur facture, comme ça se fait presque partout ailleurs. Mais l’incidence fiscale est franchement minime : environ 13 millions, pour le million d’abonnés québécois.

L’enjeu soulevé par Netflix n’est pas fiscal, il est social et culturel, parce que ce géant a révolutionné la façon de regarder des émissions, et donc, de les produire et de les diffuser.

Les 13 millions de la taxe Netflix sont infimes par rapport aux 270 millions que le ministère des Finances, dans un document publié avec l’énoncé économique de novembre dernier, estime perdre en taxes de vente avec le développement de l’économie numérique. Ce serait beaucoup plus si on tenait compte des profits de ces entreprises étrangères. Mon collègue Maxime Bergeron a révélé par exemple en janvier que les recettes publicitaires de Facebook auraient atteint 2,08 milliards au Canada en 2017 et celles de Google 3,7 milliards. Un détournement de ressources de presque 6 milliards en revenus, qui siphonne le marché publicitaire canadien, qui échappe non seulement à la TPS-TVQ, mais aussi à l’impôt sur le revenu des entreprises.

On a vu cette semaine, avec les révélations sur l’utilisation des informations personnelles des abonnés Facebook, comment on peut perdre le contrôle de la révolution numérique. C’est un peu la même chose du côté fiscal avec l’impact de la dématérialisation des activités économiques.

Les services numériques, immatériels, sont partout et nulle part, ce qui permet à une multinationale de s’installer où elle veut et de déterminer elle-même où elle a réalisé ses profits, en général là où les taux d’imposition sont les plus bas possible, comme l’Irlande pour Facebook ou le Luxembourg pour Amazon. Dans le cas de l’économie physique, on sait davantage où les produits sont fabriqués et où les profits sont réalisés.

Mais pour le numérique, il suffit de décréter que la valeur, et donc les profits, tient aux brevets et de situer cette propriété intellectuelle dans les pays à faible imposition.

Ce processus est l’une des formes des pratiques d’érosion de la base d’imposition et de transfert des bénéfices – l’expression anglaise, « base erosion and profit shifting », a donné l’acronyme BEPS. La guerre au BEPS, pilotée par le G20 et l’Organisation de coopération et de développement économiques, a mené à une convention multilatérale à laquelle adhèrent 100 pays, qui sera signée en juillet. Mais le processus est lent et il n’y a pas de consensus. D’abord parce que les pays qui profitent de ces déplacements, comme le Luxembourg, sont contre, tout comme le pays d’où viennent les géants du numérique, comme les États-Unis. Ensuite, parce que c’est atrocement compliqué. On le voit en lisant le rapport intérimaire sur le BEPS que vient de produire l’OCDE.

Un élément de cette complexité tient au fait que les géants du numérique ont des activités très différentes. On se sert souvent, surtout en Europe, de l’acronyme GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon – pour décrire le phénomène. Mais Amazon vend des produits, Google ou Facebook vendent de la publicité, Apple vend de la musique, des films et des logiciels, et d’autres, comme Airbnb, sont des intermédiaires.

C’est la lenteur des réformes qui a poussé l’Union européenne à vouloir créer une nouvelle taxe, une idée poussée par le président français Emmanuel Macron et le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker.

Cette taxe de 3 %, provisoire en attendant un accord international, ne viserait que les entreprises importantes, et s’appliquerait à leurs ventes, plutôt qu’à leurs profits, puisque ceux-ci sont souvent hors de portée.

Elle ne toucherait pas les entreprises qui ont des abonnements, comme Netflix, ni celles qui vendent des produits, comme Amazon, mais celles qui vendent de la publicité, des données ou des services d’intermédiaires – Uber ou Airbnb. La logique derrière serait que la valeur n’est pas seulement créée au niveau de l’innovation technologique, mais qu’elle est aussi générée par les utilisateurs.

Cette taxe, discutée cette semaine à Bruxelles, ne fait pas consensus. Les grands pays européens – France, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne et Italie – sont pour, mais ceux qui profitent de la situation actuelle avec leurs impôts bas – Pays-Bas, Irlande, Luxembourg – sont contre. Certains craignent aussi d’envenimer davantage les relations avec les États-Unis. Bref, ce n’est pas simple.

Et au Canada ? La semaine dernière, Bill Morneau, qui assistait à une réunion des ministres des Finances du G20 à Buenos Aires, a dit : « Nous étudions la question avec l’intention d’avoir un point de vue. »

Lâche pas, Bill !

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