Opinion Alain Dubuc en Haïti

L’argent des autres

Quatrième et dernier d’une série de textes de notre collaborateur Alain Dubuc, après un séjour en Haïti

Haïti est prisonnier d’un cercle vicieux. Son développement repose en grande partie sur les autres, sur l’argent des autres, celui de l’aide étrangère, ou encore celui de la diaspora qui a quitté le pays, sur les ressources et les connaissances des organismes internationaux, des ONG ou des gouvernements étrangers.

C’est cette dépendance qui donne l’impression qu’Haïti ne s’en sort pas. Le vrai succès arrivera quand le pays pourra se prendre en main. Est-il possible de quitter ce cycle de la dépendance et voler un jour de ses propres ailes ?

L’aide internationale

L’aide internationale constitue certainement la plus importante industrie d’Haïti, après l’agriculture. Il y en a tellement qu’on a du mal à se retrouver, avec les fonds qui viennent de sources différentes et qui prennent tant de formes qu’on n’arrive pas à faire le compte : aide multilatérale des organismes internationaux, aide bilatérale, dons privés, fonds des ONG, prêts, effacement de dettes, aide en nature. Par exemple, la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) qui, pendant 10 ans, a déployé jusqu’à 10 000 militaires et policiers étrangers, dont beaucoup de Canadiens, pour le maintien de la paix.

Selon les Nations unies, après le tremblement de terre, l’aide bilatérale et multilatérale a atteint 6,43 milliards pour la période 2010-2012, (pour un PIB de 8 milliards), et atteindra 13,3 milliards pour la période 2010-2020, sans compter les 3 milliards de donations individuelles.

En fait, les divers donateurs ont financé 70 % des dépenses d’infrastructure publiques et 45 % des dépenses sociales – soutien, éducation, santé.

Cette aide a des effets pervers. Je ne veux pas critiquer les organismes d’aide qui interviennent en Haïti – leur présence est essentielle et la situation du pays serait bien plus dramatique sans leur professionnalisme et leur dévouement. Mais il n’en reste pas moins que le nombre et la diversité des organismes sur le terrain finit par créer une cacophonie. Il y aurait peut-être 10 000 ONG en Haïti, avec chacune sa logique, ses priorités et ses façons de faire. Selon les données d’Ottawa, par exemple, le Canada participe à 243 projets différents dans ce seul petit pays.

Dans bien des cas, les ONG, les organismes internationaux et les pays donateurs passent par-dessus la tête du gouvernement et des institutions haïtiennes. Cela s’explique en grande partie par leur méfiance à l’endroit d’un gouvernement souvent inepte et rongé par la corruption. Par exemple, j’ai été frappé par la façon dont un document statistique de l’envoyé spécial des Nations Unies prenait bien soin de préciser à gros traits que seulement 9,7 % des 6,43 milliards d’aide officielle étaient allés au gouvernement et à ses agences.

Cela rend difficiles les efforts pour respecter certains grands principes qui doivent sous-tendre l’aide internationale, la collaboration, la prise en charge locale et le transfert des connaissances. Avec le risque de perpétuer la culture de dépendance, et de nourrir dans la population haïtienne un ressentiment face à des étrangers qui veulent lui dire quoi faire, et une résistance passive à ce qui sera perçu comme une mainmise étrangère aux relents coloniaux. Même quand elle fait preuve d’un grand professionnalisme, l’aide internationale reste étrangère.

Et à l’autre bout du spectre, il y a des risques de dérives et d’abus, comme la révélation d’actes d’exploitation sexuelle d’employés d’OXFAM, ou encore, l’épidémie de choléra apportée par des Casques bleus népalais après le séisme de 2010, une véritable catastrophe qui laisse encore des marques.

Bref, aussi généreuse et nécessaire soit-elle, l’aide internationale a des limites pour ce qui est de mettre un pays sur la véritable voie du développement.

La diaspora

Ce problème ne se pose pas avec l’autre levier dont dispose Haïti, les Haïtiens qui ont quitté le pays pour les États-Unis, surtout Miami et New York, pour Montréal, pour la République dominicaine. Cette diaspora comptait plus de deux millions de personnes en 2015, l’équivalent de 20 % de la population.

Elle joue déjà un rôle colossal avec l’argent qu’elle envoie. Ses transferts en argent, environ 2 milliards par année, équivalent, en moyenne, à 23 % du PIB. Cet argent finance 70 % du déficit commercial et équivaut à 20 fois les investissements directs étrangers.

Cette aide financière colossale ne joue pas le rôle de levier de développement qui pourrait être le sien. Elle prend surtout la forme de transferts de fonds aux proches et aux membres de la famille pour l’éducation et l’alimentation.

Le gouvernement haïtien ne met pas suffisamment à profit cet énorme capital financier et humain. Il essaie plutôt d’en profiter, avec divers mécanismes de perception à courte vue – des taxes sur les transferts de fonds, sur leurs appels entrants, des frais élevés pour obtenir des papiers – d’autant plus odieux que de très nombreux Haïtiens de l’étranger sont pauvres. Mais on ne mise pas assez sur le talent et le savoir-faire de cette diaspora, en gestion, en connaissances technologiques, on ne sollicite pas assez sa capacité d’investir dans le pays – en immobilier, en hôtellerie –, on n’encourage pas son retour, par exemple pour la retraite.

Le tourisme

On pourrait aussi penser compter sur des leviers classiques de développement, comme le tourisme, une industrie de base qui est une source de devises et de richesse pour les pays pauvres. Une autre façon, moins passive, d’aller chercher l’argent des autres. À plus forte raison dans un pays qui a des palmiers, des plages et du soleil.

Haïti, la perle des Antilles, malgré les ravages de la déforestation, est vraiment un très beau pays des Caraïbes, avec sa végétation, ses montagnes, ses plages, sa culture, la chaleur de ses habitants. Air Canada propose des vols directs sur Port-au-Prince. Transat offre des forfaits touristiques en vantant les charmes du pays.

C’est un début, mais dans les faits, Haïti est encore trop pauvre et trop désorganisé pour devenir une destination de masse, à moins de créer des ghettos coupés du pays. C’est encore une destination pour esprits curieux. Parce qu’il y a beaucoup d’obstacles : un transport routier encore trop aléatoire, des problèmes d’infrastructure, électricité et eau, de salubrité, de sécurité. Le problème de poule et d’œuf qui freine toutes les facettes du développement.

Il y a des progrès

Il y a néanmoins de la place pour un brin d’optimisme. Selon ceux qui suivent de près la situation haïtienne, que ce soient des organismes internationaux, comme la Banque Mondiale, ou des ONG, il y a des progrès notables depuis quelques années, même si ce n’est pas toujours visible.

Haïti va un peu mieux, il se sort lentement du choc du tremblement de terre de janvier 2010. Après avoir consacré toutes les énergies à la reconstruction, aux efforts pour reloger les centaines de milliers de personnes qui n’avaient plus de toit, le pays pense davantage au développement à long terme.

Dans une conférence à New York, l’automne dernier, le gouverneur de la Banque nationale d’Haïti, Jean Baden Dubois, notait que son pays, qui a littéralement stagné pendant des décennies, avec un taux de croissance moyen d’à peine 0,5 % par année entre 1986 et 2016, a renoué avec une croissance faible mais décente depuis quelques années, autour de 2 %, et peut-être davantage dans les années à venir. C’est encore extrêmement bas, mais c’est un début.

On note aussi une baisse de la pauvreté extrême, surtout dans les centres urbains. En 10 ans, la proportion des enfants qui vont à l’école est passée de 78 % à 88 %, la mortalité des enfants de moins de 5 ans a baissé, de 137,7 pour 1000 naissances à 92, les installations sanitaires adéquates sont plus nombreuses – la prévalence de la défécation en plein air est passée de 63 % à 33 %.

Ces progrès sont encore trop limités pour casser un taux de pauvreté de plus de 60 % et un taux de pauvreté extrême de près de 25 %, ni pour réduire un taux de chômage de 30 %. Le pays n’est pas seulement pauvre, il est profondément inégalitaire. L’écart entre les riches et les pauvres est énorme, avec un coefficient de Gini de 0,6, l’un des plus élevés au monde.

Pour venir à bout de cette pauvreté, il faudra donc aller plus loin sur le chemin de la croissance, et surtout, il faudra trouver les moyens pour que les bénéfices de cette croissance soient mieux répartis.

La stratégie des petits pas

Comment résoudre ces problèmes de poule et d’œuf qui semblent paralyser Haïti ? La sagesse, selon les experts en développement international, c’est la stratégie des petits pas. Ne pas miser sur une grande stratégie globale qui mènerait à un miracle haïtien. Le réalisme, c’est de miser sur des petits projets, réalisables, d’en faire des exemples lorsqu’ils sont couronnés de succès, pour insuffler de la confiance, les reproduire et aller encore plus loin.

Le réalisme, c’est aussi de retourner à ce qui est la base pour les trois quarts de la population, l’agriculture, pour la sortir de son stade de subsistance et augmenter la productivité agricole.

C’est aussi la patiente construction d’un État, pour créer de vrais réseaux d’éducation et de santé, pour nettoyer l’administration publique, un long et patient travail qui ne donnera pas de résultats immédiats.

Mais cette patience n’est possible que s’il y a une vision derrière. Les petits pas ne sont supportables que si l’on sait où ils vont mener, ce qui soulève la question du leadership politique.

Cela exige aussi une certaine modestie de dirigeants qui doivent résister aux tentations de grandeur, un réflexe fréquent dans ce pays marqué par son noble passé. En fouillant, je suis tombé sur une déclaration délirante d’un ex-premier ministre, Laurent Lamothe, qui, en 2014, lançait une campagne « dont l’objectif [était] d’éradiquer l’analphabétisme d’ici 2016 dans le pays ». Ça n’est pas arrivé.

Est-ce possible ? Haïti dispose d’un atout, la remarquable résilience de la population haïtienne, qui a traversé des épreuves avec courage et dignité. Ce peut être un levier de succès pour l’avenir, si ces aptitudes du peuple haïtien peuvent être redéployées, pour qu’elles servent à construire, plutôt qu’à résister.

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