Opinion : Enseignement

Pourquoi es-tu ici ?

J’adore enseigner. Sauf que lorsqu’un élève ne remet jamais ses travaux, assiste à un cours sur trois, dort lorsqu’il est en classe, ne prend jamais de notes ou regarde son téléphone intelligent pendant que je me démène pour rendre ma matière intéressante, alors il m’arrive parfois de m’arrêter et de lui demander : pourquoi es-tu ici ?

Oui, je suis sérieux : pourquoi es-tu dans cette salle de cours ? Pourquoi prendre la peine de te lever le matin pour venir au cégep ? Qu’est-ce que tu viens chercher au juste ? Une formation et des connaissances ou tout simplement un milieu de vie qui te permet de rencontrer du monde, d’occuper ton temps et de calmer ton vide existentiel ?

Mais attends ! Avant d’aller plus loin, j’ai une question très simple à te poser : est-ce que tu es obligé de venir ici ? Je suis très sérieux. Je sais bien que l’esclavage est aboli depuis longtemps, mais je ne prends pas de risque et je te pose la question : se pourrait-il qu’une personne de ton entourage t’oblige à venir au cégep ?

Si c’est le cas, alors je suis prêt à t’aider pour te libérer de tes fers. Si tu m’en donnes la permission, je peux téléphoner à la DPJ, alerter les médias et même demander à Me Julius Grey de s’occuper de ton dossier. La Boétie, Descartes, Kant, Jean-Jacques Rousseau l’ont proclamé haut et fort : l’être humain est fondamentalement libre, il s’agit là d’un droit inaliénable.

Alors, si venir au cégep n’est pas la conséquence d’une décision émanant de ta volonté, il faut me le dire.

Je vais tout faire afin que ta liberté soit respectée. Car je le répète : personne n’est obligé de venir au cégep !

Non, tu me dis que ce n’est pas le cas, que c’est d’une manière délibérée que tu te présentes dans cet établissement d’enseignement. Bon, je suis soulagé !

Alors, excuse-moi d’insister : qu’est-ce que tu viens chercher ici ? Ah bon, c’est parce que tu veux aller à l’université et que pour cela il te faut un DEC. D’accord. Et dans quel domaine au juste veux-tu aller étudier ? Tu me dis que tu n’es pas encore branché mais que peut-être tu pourrais être intéressé par les communications, la psychologie – ou même l’enseignement !

C’est donc dire que tu dois être une personne très curieuse, qui aime chercher, apprendre, découvrir, le type d’élève qui aime lire, écrire, manipuler des concepts, qui a une vie intellectuelle très intense ? Car c’est tout à fait ce genre d’attitudes et de talents qu’une personne doit posséder pour faire des études supérieures, autant au niveau collégial qu’au niveau universitaire. Non, tout ça ne t’intéresse pas vraiment. C’est bien ce que j’avais cru comprendre.

En fait, je te regarde aller depuis le début de la session et j’écoute attentivement ce que tu me dis depuis tantôt et j’en viens à la conclusion, moi qui ne suis ni psychologue ni conseiller pédagogique, que ta place n’est peut-être pas au cégep ; enfin, pas pour le moment. Tout dans ton comportement me montre que tu n’es pas heureux dans cet environnement, que tu devrais reconsidérer ton choix, penser à donner une nouvelle orientation à ton existence. Il y a tellement de choses à faire dans la vie et sur cette terre. Pourquoi t’obstiner à faire ce que tu n’aimes pas faire, ou à faire ce que d’autres aimeraient bien que tu fasses !

Prends une pause, voyage ou même apprends un métier qui t’aidera à exploiter ton potentiel et tes habiletés manuelles.

Contrairement à ce que pensent certains, il n’y a pas de honte à étudier pour devenir électricien, plombier, technicien en réfrigération, mécanicien, soudeur ou ébéniste – bien au contraire ! Ce sont là des métiers très respectables qui, malheureusement, ont trop souvent été dévalorisés par une société qui a voulu faire croire à toute une génération qu’il fallait absolument aller à l’université pour se réaliser dans la vie.

Ces hommes et ces femmes qui travaillent de leurs mains sont de grands artisans, des artistes à leur manière. Ce qu’ils accomplissent est ingénieux, utile et tout à fait essentiel pour nous tous et pour la société en général. Ils devraient avoir toute notre admiration. Et c’est aussi une formidable façon de gagner sa vie. D’ailleurs, je peux te rassurer. Si un jour tu travailles dans l’un de ces domaines, sois convaincu que tu risques fort de gagner pas mal plus d’argent qu’un pauvre professeur de philosophie.

Allez, réfléchis à tout ce que je viens de te dire et n’oublie pas que l’important, après tout, c’est que tu sois heureux dans ce que tu entreprends. Et vois-tu, j’ai entendu dire que nous n’avions qu’une seule vie à vivre. Il ne faudrait surtout pas la rater !

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