À la mémoire des gueules noires
Le jour d’avant
Sorj Chalandon
Grasset
327 pages
Pour son huitième roman, Sorj Chalandon est descendu au fond de sa « première colère d’homme », comme il dit, afin de rendre hommage, à sa façon, aux 42 mineurs qui ont trouvé la mort lors de la catastrophe de Saint-Amé de Liévin-Lens, en 1974. Un roman qui fait l’éloge de la fraternité et de la dignité ouvrières, ce qui est assez rare dans le paysage littéraire.
Sorj Chalandon est un écrivain aimé au Québec, où il a reçu le Prix des libraires en 2014 pour Le quatrième mur, bouleversant roman librement inspiré de ses souvenirs de reporter de guerre au Liban.
Le jour d’avant est peut-être son roman le moins autobiographique, mais on y retrouve, intacte, la puissance de son indignation face aux injustices de ce monde. Chalandon est un maître dans l’art de toucher droit au cœur tout en éveillant les consciences. Et c’est par la fiction qu’il veut faire de la tragédie de Liévin-Lens, où 42 mineurs sont morts dans l’explosion d’une mine en 1974, la catastrophe nationale qu’elle aurait dû être. Il l’écrit en toutes lettres : « Notre deuil n’a pas été national. À l’heure de dire au revoir au charbon, la France a oublié de dire adieu à ses mineurs. »
« Que vous, au Québec, vous n’ayez jamais entendu parler de cette catastrophe, je trouve ça normal, lance Sorj Chalandon au bout du fil. Mais ce qui me met extrêmement en colère, c’est qu’en France, cela n’ait jamais été une catastrophe française. Comme si les larmes, la douleur, le désarroi, la sidération, tout cela était resté dans le Nord-Pas-de-Calais. À aucun moment, la France ne s’est dit “ce sont nos mineurs”. Lors de la grande cérémonie pour les 42 morts, le président Valéry Giscard d’Estaing ne s’est même pas déplacé, il a envoyé son premier ministre Jacques Chirac qui revenait de vacances en Afrique et on s’est retrouvé avec cette image absolument terrible de gueules noires – c’est comme ça qu’on appelle les mineurs en France – face à un homme bronzé. C’est terrible et c’est tout. Et les médias sont repartis à Paris en laissant les mineurs seuls. »
En 1974, Sorj Chalandon était un jeune journaliste qui venait d’entrer au journal Libération. Il se souvient de cette tragédie comme de la première fois où il s’est rendu compte qu’on pouvait mourir en allant au travail. « On avait créé Libération pour qu’il y ait un ton différent et j’ai compris vraiment pourquoi on l’avait créé. Nos envoyés spéciaux ont écrit – c’était exagéré, mais c’était le ton – : “Ils ont assassiné 42 mineurs.” C’était le titre. » Ce qui l’avait frappé est que dans tous les autres médias, on parlait de la mort des mineurs comme d’une fatalité, d’un sacrifice. « Comme si la mort faisait partie du contrat de travail », note-t-il, alors que l’écrivain détaille tous les manquements à la sécurité de la mine. « C’est la première fois que j’ai ressenti une colère d’homme. »
Sorj Chalandon portait cette histoire en lui depuis longtemps, mais ne voulait pas se l’approprier. Aussi a-t-il créé un personnage fictif, Michel Flavent, qui a pleuré toute sa vie la mort de son frère adoré, Joseph, un mineur. Il s’est promis de venger la famille de la mine qui leur a tout pris. « Je ne me sentais pas le droit d’être un des 42 ni même l’un des parents des 42 », explique l’écrivain, qui cite à la fin de son roman les noms des mineurs disparus. « Pour moi, ces noms sont sacrés, je ne pouvais en ajouter un. C’est par souci de respect que mon personnage n’est pas mineur. Je fais extrêmement attention de ne pas abîmer la réalité, tout en la contournant pour lui rendre hommage. C’était aussi un moyen de rappeler que la mine est un ogre, un dévoreur, que même si vous en sortiez vivant, vous pouviez mourir de silicose 10 ans, 20 ans plus tard dans votre lit. »
« Jusqu’au bout, la mine est en vous et elle ne vous lâchera jamais. Et on n’est pas chez Zola au XIXe siècle, on est dans les années 70, dans l’ère du flower power, et il y avait des ouvriers au fond de la terre qui travaillaient exactement comme 100 ans auparavant. »
— Sorj Chalandon
DONNER UNE VOIX AUX SANS-VOIX
C’est bien ce qui étonne à la lecture de ce roman, alimenté par des faits révoltants (le journaliste Chalandon n’est jamais loin), que de découvrir des conditions de travail qu’on trouve anachroniques, même pour les années 70. Mais justement, le travail de l’écrivain permet de donner une voix aux sans-voix, et on se demande pourquoi l’ouvrier est si peu présent dans la littérature contemporaine.
Sorj Chalandon ricane gentiment. « Je pense que ça ne les intéresse pas, parce que ceux qui écrivent ne sont pas des ouvriers. Il se trouve que j’ai eu beaucoup de prix littéraires, mais ça fait deux fois que je ne suis absolument sur aucune liste de prix. Je pense que d’inviter 42 ouvriers morts dans un restaurant parisien, ce n’est pas convenable. J’ai même lu dans une critique que mon roman était “archaïque”. Je pense que ceux qui écrivent sont loin d’autres réalités que la leur et c’est vrai qu’il est frappant que dans beaucoup de romans, les narrateurs sont soit dans la publicité, soit médecins, ou soit c’est le romancier qui n’arrive pas à écrire un roman, mais qui heureusement tombe amoureux d’une femme qui va lui permettre d’écrire un roman… [rires] Je crois que les ouvriers ne font pas rêver. La catastrophe de Liévin non plus. Je n’ai pas écrit ce livre pour faire rêver, mais parce que j’estime qu’on leur doit ça. »
« Si la littérature française ne s’intéresse plus à ses ouvriers, c’est peut-être parce qu’elle pense qu’ils n’existent plus, mais ils existent. Ils ont d’autres noms, d’autres couleurs. »
— Sorj Chalandon
L’auteur souligne que Le jour d’avant apparaît de prime abord comme un roman de la vengeance, mais qu’il est avant tout un roman de la culpabilité – et nous taisons le revirement étonnant qu’il contient. Tout de même, cela doit être une douce revanche pour lui que d’être actuellement en tête du palmarès 2017 des libraires français. « Ce livre n’est évidemment pas une réparation, ce n’est pas un tract non plus, mais l’idée qu’il soit lu dans la France entière fait que la catastrophe de Liévin devient de fait une catastrophe nationale. J’ai un bonheur et une fierté absolus aujourd’hui d’avoir écrit un roman qui leur rend hommage, un roman d’amour et de fraternité. »
Extrait
« Je n’ai pas relu les 42 noms. Je les connaissais depuis ma jeunesse, appris par cœur comme les lettres de l’alphabet. Celui de Jojo n’était pas dans la pierre, rejeté par les Houillères et par la mémoire. Mort trop tard pour être des martyrs. Mort trop loin pour être célébré. Mort entre deux draps, pas entre deux veines. Mort en malade de la ville, pas en victime du fond. C’était dégueulasse. Ma mère, mon père, sa femme, tous nous avions hurlé à la saloperie, mais l’Histoire s’était refermée sur notre douleur. Alors j’ai gravé le nom de mon frère dans ma tête, dans mon ventre et dans mon cœur, entre deux autres camarades tombés. »