Opinion Pascale Navarro

Le génie expliqué aux petites filles

Le 7 janvier dernier, au Teatro Del Maggio à Florence, le metteur en scène italien Leo Muscato présentait sa version de l’opéra Carmen. Dans le livret original de Prosper Mérimée, Carmen finit sous les coups de son amant jaloux. Afin de faire réfléchir aux violences sexuelles, sujet de l’heure pour dire le moins, la compagnie florentine a proposé de changer la fin ; ce n’est plus José qui tue Carmen, mais l’inverse. 

Cette entorse à l’œuvre originale a créé la polémique en Europe, et scandalisé les mélomanes. Il n’en fallait pas plus pour dénoncer la censure et la rectitude politique. On lance de gros mots comme « hystérie vengeresse » (Le Figaro) et on ridiculise le geste (La Stampa), pendant que la critique démolit la pièce.

Il ne faut pas toucher aux œuvres d’art !

Auguste Rodin et Camille Claudel

De son côté, la National Gallery of Art de Washington a choisi de reporter une exposition des œuvres du peintre Chuck Close, ainsi que du photographe Thomas Roma, le mois dernier, à la suite des accusations envers les artistes de harcèlement sexuel. Chuck Close, lui, nie les allégations, mais la galerie maintient sa décision ; parallèlement à cela, d’autres musées et galeries dans le monde sont en train de se demander quoi faire avec ses œuvres ; et la question se posera de plus en plus pour d’autres artistes sur qui pèsent des allégations.

Doit-on parler de censure ? Difficile d’accoler cette étiquette aux démarches des institutions en question. Il s’agirait de censure si l’on interdisait des œuvres à cause de leur contenu. Ce n’est pas le cas. On agit plutôt sur la sélection des artistes.

Et une autre question se pose alors : devra-t-on ranger aux oubliettes les tableaux de Picasso et de tous ceux dont on sait qu’ils ont brutalisé des femmes et des hommes au nom de la création ? Au pilori, les films de Woody Allen ? On n’en a pas fini ! Depuis que le monde est monde, bien des auteurs et créateurs ne passeraient pas le test de la conduite irréprochable. Le Penseur de Rodin a beau symboliser le prestige de l’art, son auteur a quand même participé à la destruction d’une femme, Camille Claudel, et de son œuvre. On peut difficilement effacer de notre culture ce qui est déjà fait.

Se choisir

Mais l’on peut faire ses propres choix. Pour moi, et je ne suis pas la seule, bien des statues sont déjà démolies. J’ai eu beau entendre pendant mes études universitaires qu’il fallait « séparer l’œuvre et l’auteur », ça ne passe plus. Je conçois que certains fans écoutent encore les chansons de Noir Désir ou vont voir les films des Allen ou Polanski, mais pour moi, c’est terminé. Je n’oblige personne à faire ce choix, c’est ma façon de protester.

Depuis que nous sommes petites, nous entrons dans des musées dont les murs sont couverts de femmes déshabillées et dont les images font la gloire de leurs auteurs. Les femmes ont servi de support à tant d’œuvres et nourri tant de génies portés aux nues, que les petites filles qui regardent (ce qu’elles deviendront ? ce qu’on attend d’elles ? leur miroir ?) sentent une colère monter. Cette colère grandira quand elles verront que ces artistes, cinéastes, génies et grands esprits sont magnifiés, entourés d’une autorité et d’une impunité qu’elles n’ont pas le droit de remettre en question.

Voilà que désormais, elles prennent ce droit.

Dans le contexte actuel du #metoo, #etmaintenant, nous sommes là, justement, dans la suite. Il est « permis », maintenant, d’expliquer pourquoi les femmes en ont marre qu’on les efface derrière les privilèges et le statut des grands hommes. En prenant notre place dans la société, dans les instances culturelles et politiques, en occupant par la parole le discours public, nous imposons aussi le respect de nous-mêmes et nous gagnons nous aussi une autorité : ceci signifie pour beaucoup d’entre nous que demeurer objectifiées n’est juste plus possible.

Que les institutions réfléchissent, que les créateurs s’interrogent sur ce qu’ils font, que le public soit plus critique, il n’y a rien là-dedans de très inquiétant pour l’art. Ça s’appelle l’évolution des mentalités.

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