des soignants « bâillonnés »

Dans une lettre obtenue par La Presse, quelque 200 chercheurs et professionnels de la santé dénoncent « la culture du silence » entretenue par Québec ainsi que les dangers que pose l'« approche industrielle » pour les patients vulnérables et le personnel à bout de souffle.

Approche industrielle dans le réseau de la santé

Cri du cœur contre la « méthode Toyota »

« La culture du silence » entretenue « sciemment » par le gouvernement québécois pour taire que les soins de santé sont dispensés à la va-vite, à l’image d’une chaîne de montage, fragilise les citoyens les plus vulnérables, dénoncent 192 professeurs d’université, médecins, chercheurs, ex-gestionnaires et dirigeants syndicaux.

Dans une lettre obtenue par La Presse, les signataires s’en prennent aussi bien à l’omerta qu’aux dangers que présentent des soins de santé dispensés comme dans une usine. Cela menace aussi bien la population que le personnel du réseau de la santé, à bout de souffle.

« Jamais, historiquement, les soignants n’ont autant souffert qu’aujourd’hui et jamais n’ont-ils été autant bâillonnés », peut-on lire dans le document, qui a été produit par Marjolaine Goudreau, présidente du RÉCIFS (un regroupement d’intervenantes sociales au Québec) et le sociologue Angelo Soares, professeur à l’UQAM.

Le ministère de la Santé « s’entête à nier la crise actuelle et surtout, à étouffer la critique des soignants au moyen du “devoir de loyauté” ».

« C’est dans le silence et l’autoritarisme le plus total que s’achève actuellement l’une des réformes les plus brutales qu’aura connues dans son histoire le système de santé. »

— Extrait de la lettre écrite par RÉCIFS

Au cœur de la « crise de valeurs » : l’approche industrielle de type Lean, qui a été introduite par l’ex-ministre libéral Yves Bolduc en 2008, reprise par son successeur, Gaétan Barrette, puis par le gouvernement caquiste actuel.

Aussi appelée « méthode Toyota », cette philosophie de gestion industrielle vise à éviter toute perte de temps et d’argent, dans une approche du type « juste à temps ».

S’il se peut que cela fonctionne dans une usine, en santé, « c’est de la bullshit », selon l’un des signataires, Martin Robert, en entrevue téléphonique.

Les patients, « ce ne sont pas des autos que tu construis. Ce ne sont pas des patates que tu mets dans un sac. »

Pour la petite histoire, Martin Robert est le frère de Louis Robert, cet agronome qui a été congédié (puis réintégré en août) pour avoir dénoncé l’ingérence de l’entreprise privée dans la recherche publique sur les pesticides.

« Attendre des drames »

Gestionnaire en santé pendant 34 ans, Martin Robert a, quant à lui, démissionné en 2016 et il se désole que le réseau soit devenu « une usine à saucisses », réduite « à attendre des drames » comme la mort de cette fillette de Granby, au printemps.

Le personnel soignant, dit M. Robert, « c’est tout du bon monde », mais qui est enfermé dans des mégastructures dans lesquelles plus personne n’est imputable et où l’« on favorise implicitement le non-respect des codes de déontologie ».

Dans la lettre, les signataires appellent de leurs vœux une enquête publique sur les effets délétères de l’approche industrielle en santé et ils demandent d’ailleurs aux ordres professionnels de « sortir de leur réserve habituelle ».

Louise Carignan, professeure, chercheuse à l’Université du Québec à Chicoutimi et cosignataire de la lettre, se désole que l’« on patche en donnant un service de plus en plus limité, le moins coûteux possible à court terme, et cela, afin d’augmenter la productivité. On a ainsi des statistiques qui séduisent la population. C’est la loi du nombre et non de la qualité du service. »

Et cela, c’est dangereux, dit-elle. L’idée, c’est de régler une crise de façon très ponctuelle, en remettant un patient à sa famille très rapidement, sans s’assurer qu’elle est disponible ou apte à l’aider.

« Ce n’est pas tout le monde, par exemple, qui est capable de s’occuper d’un proche qui a un problème de santé mentale. »

— Louise Carignan, professeur et chercheuse

Cocher des cases

La logique imposée par le gouvernement, dit-elle, c’est de vite cocher une petite case pour dire qu’un suivi a été donné. « Une travailleuse sociale qui a 60 dossiers doit se contenter souvent de petits coups de fil. Mais par téléphone, elle ne peut pas s’assurer que la femme vulnérable qui a un nouveau-né et que la personne âgée qu’elle a aussi sous sa responsabilité sont réellement en sécurité. »

Le psychiatre François Noël a aussi tenu à signer la lettre, inspiré en cela par la fermeture au printemps, « sans aucune consultation », d’un programme en toxicomanie et santé mentale qui avait été mis sur pied il y a 20 ans. Au besoin, le programme, qu’il qualifie de novateur, aurait pu être amélioré, mais on a préféré l’abolir, tout simplement. « Comment peut-on mieux faire les choses sans parler aux gens sur le terrain, sans savoir ce qui s’y passe vraiment ? »

Le Dr Noël y voit de l’illogisme, mais aussi un manque de considération. « C’est démobilisant. »

De fait, la lettre souligne que des gens partent. Si certains démissionnent, on voit aussi « de plus en plus apparaître des cliniques privées offrant non plus que des soins médicaux, mais l’ensemble de tous les services psychosociaux » habituellement offerts dans le réseau public.

Martin Robert, cité plus haut, n’est d’ailleurs pas à la retraite. « Je travaille à mon compte, je donne des cours à l’université et je veux travailler encore au moins 10 ans », mais ailleurs que dans ces « superstructures médico-technocrates » qu’il juge dangereuses.

Approche industrielle dans le réseau de la santé

À qui doit aller la loyauté des employés ?

Il est regrettable « qu’on attende presque que quelqu’un meure à cause d’une conception excessive du devoir de loyauté » pour que l’on se pose des questions, se désole Me Pierre Trudel, professeur de droit public à l’Université de Montréal.

Me Trudel n’est pas signataire de la lettre. Nous l’avons joint pour lui demander si cela se peut, une parole libérée dans le réseau public.

Avec le temps, fait-il observer, « on a importé de l’entreprise privée l’idée qu’il faut être loyal envers ses gestionnaires. Mais, dans le système public, qu’il s’agisse du personnel qui travaille en santé ou en éducation, il me semble qu’on devrait comprendre le devoir de loyauté comme étant quelque chose que l’on doit au public plutôt qu’à la hiérarchie de gestion ».

Sa position ne fait pas l’unanimité, fait-il remarquer, mais selon lui, les personnes qui ont une expertise – préposés aux bénéficiaires, infirmières, médecins, enseignants, etc. – devraient à son avis pouvoir parler sans s’exposer à des représailles quand quelque chose cloche.

« En protection de la jeunesse, cela a été beaucoup mis en évidence ces derniers temps », relève Me Trudel, en référence à la mort de la fillette de Granby, au printemps.

Me Trudel ajoute que le devoir de loyauté tel que compris à l’heure actuelle « entre en contradiction avec des obligations par ailleurs incluses dans les codes de déontologie » de divers professionnels.

Encore loin du compte

Dans les universités, les professeurs sont mieux protégés en raison du principe assez sacré de « liberté académique », mais ces établissements ne sont pas imperméables aux tendances actuelles, dit-il. « Pour le moindre comité auquel on est appelé à siéger – à titre de représentant des professeurs, par exemple –, on nous demande de plus en plus de signer des documents contenant des obligations de confidentialité, ce qui est inadmissible. »

Depuis quelque temps, les questions de devoir de loyauté et de loi du silence sont évoquées en haut lieu.

En décembre 2018, le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, Jean-François Roberge, a dit vouloir « briser la loi du silence » dans le réseau scolaire en ajoutant, dans les prochaines conventions collectives, des clauses garantissant la liberté de parole des enseignants.

Il y a deux semaines, en réaction à un programme mal ficelé à l’égard de personnes handicapées, qui a fait l’objet d’articles dans La Presse, Danielle McCann, ministre de la Santé et des Services sociaux, a déclaré : « La loi de l’omerta, je n’en veux plus dans notre réseau. »

Au début de novembre, Régine Laurent, présidente de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, a salué « le courage » d’une employée de la DPJ qui avait été l’une des rares à offrir son témoignage « au-delà des messages qui vous incitent à l’omerta ».

On devrait de fait repenser le devoir de loyauté, « mais on demeure loin du compte », conclut Me Trudel.

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