People are strange
Vos voix ne nous atteindront plus
Julien Guy-Béland
Héliotrope, 195 pages
***
Empruntant à l’esthétique cyberpunk, Vos voix ne nous atteindront plus, premier roman de Julien Guy-Béland, nous offre une virée hallucinée dans un monde contaminé et même transformé par les complotistes et la paranoïa généralisée. Ce n’est pas pour rien que l’auteur dédie son livre « aux entités que fabrique la peur » et les fuckés tapis dans le dark web ont peut-être plus d’influence qu’on ne le croit sur notre réalité (on cite le Pizzagate dès le début).
Le roman est écrit à la première personne du pluriel, choix narratif plus ou moins utile qui ne fait qu’entretenir la confusion, jusqu’à ce qu’on comprenne que ce « nous » ou ce « on » qui parle est une fille au prénom unique, Jeandeleine, et qui, contre toute attente, s’est fait voler ce prénom absurde par une hackeuse chasseuse de pédophiles à la fin des années 90 – le seul élément excitant de sa vie morose, avec un chum qu’elle n’aime pas. « Réinventer le désir… s’investir dans des projets communs… Fuck it. L’incompatibilité de nos existences envenime notre couple. Notre couple envenimé rend la vie plus toxique. Suffirait de se laisser, mais pas capables. Avons très peur de la solitude, mais supportons pas vraiment le cœur de l’autre. » On comprend que Jeandeleine abrite en elle un spleen inguérissable.
Ce vol d’identité sera le déclencheur d’une violente dérive pour celle qui vogue, comme une « loque en cavale », du quartier Hochelaga jusqu’à Los Angeles, après l’assassinat du chien de sa proprio dont elle avait la garde et le meurtre de son chum par un réseau de gens qui croient tenir enfin la hackeuse qu’elle n’est pas. Cette méprise sert sa fuite à L.A., où un type lui paie un billet d’avion pour venir surveiller une « date » d’un soir. Elle erre de partys en hôtels et en musées, sans semer ce réseau de complotistes persuadés que le monde est gouverné par des cyborgs ou des reptiliens. Ça ne peut pas bien finir.
Cool franglais
Julien Guy-Béland use et parfois même abuse du franglais, quand il n’écrit pas carrément en anglais, ce qui peut être un élément irritant pour le lecteur par moments, car s’il y a de réelles trouvailles stylistiques, on sent dans certains passages que le franglais n’est là que pour faire « cool ». Mais tout au bout du livre, on sent un questionnement sur les « French Canadians », ce que le personnage incarne à Los Angeles.
« Beautiful like most of les Canadiens français que tu connais, hein ? Comme tous ces petits membres de cette petite patrie. Nothing more : nothing less. Une petite touche d’exotisme dans ta chienne d’existence. Tes igloos, nos palmiers. »
On avance avec fascination dans ce premier roman, qui devient de plus en plus solide vers la fin, non pas tant pour l’intrigue, mais pour son atmosphère très réussie, portée par une narratrice qui semble aussi damnée que son époque.
— Chantal Guy, La Presse
Le pourboire
Philippe Chagnon
Triptyque
110 pages
**1/2
Sombrer dans l’ordinaire
Ce serait le récit de voyage le plus plate qu’on a jamais lu s’il n’était traversé par cette petite angoisse du narrateur qui se sent coupable tout le long d’avoir oublié de donner un pourboire à un employé lors de son séjour au Mexique. Car Le pourboire, premier roman du poète Philippe Chagnon (Cœur takeout, Arroser l’asphalte), raconte, avec une infinité de détails insignifiants, le premier voyage d’un gars avec ses parents et sa blonde dans un lieu touristique comme il y en a des milliers dans le monde. On a droit à tout, mais absolument tout, des bagages à l’aéroport en passant par le menu dans l’avion et les films sur l’écran tactile, chaque drink de l’hôtel, les excursions de groupe, jusqu’au spleen du retour à la maison. C’est long longtemps, comme une nouvelle gonflée artificiellement pour faire un roman. Mais il y a ce pourboire oublié qui fait faire au narrateur des cauchemars mille fois plus vivants que son existence. Cette calvitie de plus en plus visible qui le désespère. Cette tension entre ses parents, vieux couple miroir du sien (il vient de se fiancer) qui risque d’avoir la même destinée : se disputer au Mexique une fois par année. On ne s’étonne pas de découvrir que le narrateur, pendant ses vacances, lit Sérotonine de Houellebecq. « J’ai adoré », c’est tout ce qu’il en pense, quand il le finit juste avant l’atterrissage au retour. C’est à se demander si ce roman n’est pas une blague, trop étirée, contre Houellebecq, finalement.
— Chantal Guy, La Presse
À découvrir
Présenté comme une dystopie féministe à la Servante écarlate de Margaret Atwood, Vox de l’Américaine Christina Dalcher se déroule dans un sombre avenir où le gouvernement, mené par des fondamentalistes, a imposé à toutes les femmes un quota de mots : pas plus de 100 par jour, sinon elles sont rayées de la carte. On y suit Jean McClellan, docteure en neuroscience, spécialisée dans l’aphasie (une maladie du langage), qui est forcée, comme toutes les femmes, à cette contrainte de la parole visant à tuer le féminisme. Mais on lui offre d’être libérée si elle aide un haut placé du gouvernement qui souffre de cette maladie… Bref, un livre pour celles qui n’en ont pas assez avec seulement le cauchemar de Gilead.
— Chantal Guy, La Presse
Vox
Christina Dalcher
Nil Éditions
427 pages