La Presse en mer Méditerranée

Femmes prises au piège

À BORD DE L’AQUARIUS — « Être une femme, c’est difficile. Être une femme en Libye, c’est encore plus difficile. Être une femme noire en Libye, c’est pire que tout. »

Alice Gautreau, sage-femme pour Médecins sans frontières, a l’habitude de tenir ce discours aux femmes secourues par l’Aquarius. L’idée, c’est d’ouvrir la porte à des confidences sur deux sujets ultrasensibles : la prostitution et le viol.

Le premier sujet concerne surtout les Nigérianes, qui peuvent être recrutées dans leur pays pour de faux motifs et aboutir dans un bordel libyen – pays où il n’existe aucune ressource pour celles qui voudraient cesser de se prostituer.

C’est le cas de Stephanie, jeune femme de 27 ans qui a accepté de raconter son histoire, mais qui a demandé de changer son prénom.

Issue d’une famille pauvre, incapable de se trouver un boulot, Stephanie n’a pas pu refuser quand une compatriote lui a proposé d’aller en Libye pour y travailler comme domestique.

Mieux encore, cette femme a gentiment payé son voyage vers Tripoli. Stephanie n’aurait qu’à la rembourser une fois qu’elle aurait commencé à gagner sa vie en Libye.

Sur place, ce conte de fées s’est transformé en cauchemar. La gentille dame était en fait une maquerelle qui avait bien l’intention d’encaisser des intérêts sur son prêt. « Elle m’a dit que je n’arriverais jamais à la rembourser en travaillant comme domestique. Même comme prostituée, ça m’a pris un an et deux mois. »

Stephanie s’est retrouvée dans un appartement de deux pièces, qu’elle partageait avec une quinzaine d’autres femmes, certaines d’à peine 12 ou 14 ans.

Stephanie était réduite à un statut d’esclave. « Si je ne voulais pas coucher avec un homme, la tenancière ne me donnait pas à manger. Si je le traitais mal, elle me frappait. »

Stephanie aurait pu s’enfuir, mais pour aller où ? 

« En Libye, il n’y a personne pour venir à votre secours, vous êtes une marchandise, on peut vous vendre. »

— Stephanie

Finalement, la maison où elle travaillait a été détruite lors d’affrontements armés, ce qui a permis à Stephanie de se libérer de sa maquerelle et de s’embarquer pour l’Italie.

Elle n’est pas la seule Nigériane à s’être retrouvée dans un réseau de prostitution contre son gré. Selon l’organisme Save the Children, le nombre de migrantes mineures a explosé au cours des dernières années. Entre 2012 et 2016, il est passé de 440 à 1832. Parmi ces dernières, il y avait 717 Nigérianes « qui courent un grand risque d’être victimes de trafic de personnes ou d’être forcées à la prostitution ».

Le recrutement peut passer par un rituel nigérian, appelé « juju ». Soumise à ce rituel, une jeune femme doit obéissance à la femme qui devient en quelque sorte une mentore – et peut la pousser à se prostituer.

La sage-femme Alice Gautreau a le souvenir d’une de ces jeunes femmes. Elle avait 16 ans et mendiait avec sa sœur dans sa ville du Nigeria quand une dame l’a fait monter dans son camion en lui offrant des bonbons. C’était le début d’un long voyage au cours duquel l’adolescente a subi le rituel « juju », a juré obéissance et a été poussée vers la prostitution. Elle avait fini par être achetée par un homme qui, jugeait-elle, était gentil, car il lui permettait de faire la cuisine et le ménage.

Quand il a voulu plus, elle n’a pas pu dire non. Et quand elle s’est retrouvée enceinte, on a fini par la mettre dans un bateau vers l’Europe sans lui demander son avis.

L’autre péril qui menace les femmes en Libye, c’est la violence sexuelle. Celles qui sont mariées craignent de se faire kidnapper et menacer de viol à des fins d’extorsion.

« Si tu te fais attraper dans un taxi, ils peuvent t’amener dans une chambre, te faire déshabiller et appeler ton mari pour lui demander de l’argent », dit Kubura, une jeune Camerounaise.

Les plus chanceuses, ajoute-t-elle, s’en tirent avec une rançon. Les autres se font violer, rançon ou pas.

Résultat : vulnérables parmi les vulnérables, les femmes migrantes en Libye se terrent chez elles et ont peur chaque fois qu’elles doivent s’aventurer dans la rue.

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