La Presse en mer Méditerranée

Des enfants à la mer

La terrible odyssée d’Ibrahim, 16 ans, 41 kg, de la Gambie à la Sicile

À BORD DE L’AQUARIUS — De plus en plus de mineurs se lancent sur la mer, seuls, loin de leurs parents. La plupart sont âgés de 16 ou 17 ans. Dans leur pays, ils sont considérés comme des hommes. Mais aux yeux de l’Occident, ce sont des enfants.

Leur nombre a littéralement explosé. En 2015, ils ont été 12 360 à atteindre l’Italie par la Méditerranée. L’an dernier, c’était le double, affirme l’UNICEF, qui sonne l’alarme devant cette tendance.

S’il y a quelqu’un qui permet de mettre un visage sur ce phénomène, c’est bien Ibrahim, un grand garçon de 16 ans et de 1,84 m qui ne pesait plus que 41 kg le jour où il a puisé dans ses toutes dernières forces pour se hisser à bord de l’Aquarius.

Son histoire illustre l’extrême vulnérabilité de ces jeunes qui affrontent des situations insoutenables. C’est le docteur Craig Spencer, de Médecins sans frontières, qui l’a recueilli. Souffrant de pneumonie, de septicémie et de malnutrition, le garçon était trop faible pour parler aux journalistes.

Originaire de Gambie, Ibrahim avait 14 ans la première fois qu’il a envisagé de partir en Libye, pour y travailler et aider sa famille. Mais à ce moment-là, sa maman a refusé. Il était beaucoup trop jeune, à ses yeux, pour entreprendre un tel périple.

Ibrahim était persistant et, deux ans plus tard, sa mère a finalement acquiescé à son projet. C’est son beau-frère qui lui a trouvé un « agent », ami de la famille à qui on pouvait faire confiance.

Chacune des étapes de cette odyssée, qu’il a entreprise en compagnie de l’agent, s’est gravée dans la mémoire d’Ibrahim. Il a passé trois jours à Bamako, six jours à Niamey, la capitale du Niger, puis deux semaines à Agadès, la ville nigérienne aux portes du désert.

« J’ai vu tellement de gens morts dans le désert », a-t-il confié au médecin de l’Aquarius. Certains tombaient simplement d’un camion bondé sans que le chauffeur prenne la peine de s’arrêter pour leur permettre de remonter dans le véhicule.

Finalement, le garçon et son agent ont atteint la ville libyenne de Sabha, l’épicentre de tous les trafics. C’est là que son accompagnateur a rebroussé chemin : un Libyen a menacé de le tuer.

Maintenant seul au monde, Ibrahim a passé six semaines à Sabha, multipliant les petits boulots, comme cueillir des oranges, des tomates. Son salaire : une quinzaine de dollars par jour.

« Certains de mes amis dépensaient leur argent pour aller avec les femmes nigérianes », a confié le garçon.

Mais le coût d’une passe, à Sabha, équivaut au prix d’un poulet. Et Ibrahim préférait manger du poulet…

À cette époque, Ibrahim était encore un « garçon bien gras », selon ses mots. C’est quand l’agent qu’il a embauché pour continuer son voyage l’a vendu à un Libyen qu’il a commencé à se sentir malade.

« J’ai passé deux semaines et deux jours dans une prison de Beni Walid, raconte le garçon. J’étais dans la même pièce que des gens malades et des cadavres. » Il y régnait une odeur épouvantable.

La traversée

C’est son oncle, en Gambie, qui a fini par payer la rançon pour le faire libérer : l’équivalent de 3000 $. Ce même oncle a ensuite payé le billet pour l’Europe – 600 $ – après que l’adolescent, amaigri, s’est retrouvé à Sabratah, principal point de départ des bateaux vers l’Italie.

Il aura fallu deux tentatives avortées avant qu’Ibrahim ne parvienne à son but. La première fois, un Libyen a rattrapé son bateau pneumatique en mer pour le crever à l’aide d’un clou. Sans l’intervention d’un pêcheur, Ibrahim se serait noyé.

La deuxième fois, il a eu droit à un rabais. Mais le migrant à qui les passeurs avaient confié les commandes du bateau s’est égaré et il a décidé de faire demi-tour. Pour le punir, le passeur libyen l’a abattu sur place. « L’Arabe s’appelait “Big” », se souvient Ibrahim, avec le sens du détail d’un garçon de 16 ans…

La troisième fois, c’est gratuitement que l’adolescent fiévreux et squelettique est monté à bord du pneumatique qui finirait secouru par l’Aquarius. À son arrivée, il tenait à peine debout. Il ressemblait à un rescapé de camp de concentration. Et à l’arrivée à Pozzalo, en Sicile, il a été évacué en civière et amené directement dans un hôpital.

« Sa volonté a été plus forte que son corps, c’est ce qui lui a permis de prendre le bateau », observe le docteur, Craig Spencer, qui n’est pas convaincu qu’Ibrahim réussira à s’en sortir.

« Son histoire est incroyable, il n’a que 16 ans, et il a plus d’expérience de vie que tous les adultes que je connais. »

La première chose qu’Ibrahim a demandée après avoir repris un tout petit peu de forces, c’est du poulet. Et du chocolat…

Des chiffres et des faits

De tous les enfants qui traversent la Méditerranée à la recherche d’asile en Europe, 90 % ne sont pas accompagnés par un adulte. Une proportion sans précédent, selon l’UNICEF.

Parmi les 267 personnes secourues par l’Aquarius le vendredi 23 juin dernier, 66 étaient des mineurs non accompagnés, âgés de 16 et 17 ans. Il y avait aussi 27 femmes, dont 3 enceintes. Et 3 enfants de moins de 5 ans voyageant avec leurs parents.

Le nombre d’enfants de 14 ans et moins non accompagnés arrivant par la mer en Italie a triplé de 2012 (698) à 2016 (2050), constate l’organisation Save the Children.

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