La Presse en mer Méditerranée

Fuir à tout prix la Libye

Pour mesurer la détresse de ceux qui prennent la mer, une simple statistique suffit : quand ils ont quitté leur pays d’origine, seulement 15 % d’entre eux souhaitaient rejoindre l’Europe.

À BORD DE L’AQUARIUS — Pendant les six mois qu’il aura passés en Libye dans l’espoir d’aider financièrement sa famille au Bangladesh, Tadjim a été vendu à deux reprises et il a fait deux séjours en prison, durant lesquels il a été affamé, ligoté et torturé dans le but d’extorquer de l’argent à sa famille.

Tadjim n’a que 16 ans et il éclate en sanglots chaque fois qu’il évoque comment ses tortionnaires le frappaient avec un tuyau sur la plante des pieds. Les blessures causées par des coups de crosse de pistolet lui ont laissé un abcès purulent au mollet. Tandis que ses poignets portent encore des traces des menottes dans lesquelles on l’enchaînait avant de le battre.

Après une de ces séances de torture, Tadjim avait tellement mal qu’il n’a pas pu marcher pendant quatre jours. « Quand j’ai demandé des médicaments, ils m’ont frappé à nouveau. »

La première fois que ses tortionnaires l’ont obligé à appeler ses parents afin d’exiger une rançon, ils ont pointé un pistolet sur sa tempe. Tadjim pleurait au téléphone. Ses parents ont vendu leur terre pour le faire libérer – c’était leur unique possession.

Le frêle adolescent a alors pu travailler un peu, mais quand il a réclamé son salaire, il a été battu et vendu à nouveau. Cette fois, pour le faire libérer, ses parents ont dû emprunter de l’argent.

Comme la vingtaine d’autres Bangladais qui nous ont rejoints sur le pont de l’Aquarius pour appuyer son témoignage, Tadjim avait réussi à venir en Libye grâce à un « agent » qu’il a payé à l’aide d’un emprunt.

Avec les intérêts qui courent sur cette première dette et la nouvelle qui s’y est ajoutée, Tadjim fonçait vers un cul-de-sac. Il ne pouvait pas rentrer chez lui, criblé de dettes. Pour échapper au piège libyen, il n’y avait que la mer.

« La Libye, c’est le pire pays au monde, tout le monde fait partie de la mafia, même la police. » 

— Tadjim, migrant bangladais

« Nous sommes des poules aux œufs d’or pour les Libyens », ajoute son ami Rahman qui raconte avoir été battu avec un câble électrique et vendu à un homme d’affaires libyen pour l’équivalent de 10 000 dollars canadiens.

Un jour, il se trouvait avec des trafiquants libyens qui venaient d’encaisser leurs rançons quand le groupe a été encerclé par des hommes vêtus comme des policiers. Au lieu d’arrêter les trafiquants, ils se sont contentés de confisquer leur argent. Étaient-ce de vrais policiers ? Des brigands ? Impossible à dire.

Esclaves

Les histoires de Tadjim et de Rahman recoupent les récits d’autres Bangladais qui forment, depuis le début de 2017, le deuxième groupe en nombre à bord de l’Aquarius, après les Nigérians.

Ils ne sont pas les seuls à tomber entre les mains de criminels sans scrupules qui s’en prennent en premier lieu à des migrants à la peau noire.

Certains tombent dans leurs filets dès qu’ils arrivent à Sabha, ville-oasis située à mi-chemin entre la frontière du Niger et Tripoli.

C’est le cas de Bampha, plombier gambien de 23 ans qui a été kidnappé alors qu’il venait d’arriver à Sabha. 

« J’ai dû travailler plus qu’un esclave, je recevais si peu d’eau à boire que je n’arrivais plus à uriner. »

Bampha raconte que son ravisseur s’appelait Abdullah, un bandit qui possède sa propre prison privée dans la ville de Beni Walid. D’autres évoquent avec effroi un groupe de brigands appelé les Asma Boys.

Cet Abdullah, donc, a estimé le prix de la libération de Bampha à 3000 $. Sa famille en Gambie a mis cinq mois à ramasser l’argent.

« En Libye, les Noirs sont vus comme une marchandise, pas comme des êtres humains », dit Bampha.

« Le trafic de personnes est un fait établi de l’économie politique contemporaine en Libye. Cette pratique est ancrée dans l’économie de subsistance locale, elle apporte des gains économiques et une possibilité d’acquérir légitimité et pouvoir », constate l’institut de recherche néerlandais Clingendael, dans un rapport récent.

« Les Libyens vivent des Noirs jour et nuit, c’est leur gagne-pain », résume Idrissa, un rescapé malien. Pour lui, comme pour ses compagnons, prendre la mer, c’est la moins dangereuse des options. « C’est une question de vie ou de mort. »

Un système

La pratique de l’extorsion est tellement banalisée que les ravisseurs de Bampha se mettaient en colère quand les familles de leurs captifs ne pouvaient pas verser la rançon. « Ils nous disaient qu’on leur avait fait gaspiller leurs crédits de téléphone, et ils nous battaient pour nous punir. »

Les kidnappings, le trafic de personnes et le travail forcé ne sont pas des pratiques exceptionnelles : 52 % des migrants de sexe masculin et 33 % des femmes font un séjour dans un centre de détention libyen, affirme l’Organisation internationale des migrations (OIM.)

La durée de leur captivité dépend du temps qu’il faut pour payer leur rançon. Ceux qui ne peuvent pas payer sont vendus et contraints au travail forcé, quand ils ne sont pas tués, note l’OIM.

Rançon exigée pour leur libération : entre 3800 $ et 7500 $.

Quand les ressources des familles sont épuisées, quand il n’y a plus rien à tirer des migrants, ceux-ci finissent par prendre la mer. Certains y sont carrément forcés. D’autres paient leur place dans le bateau à des prix variables : de 500 $ à 2000 $.

Selon l’agence Frontex, qui essaie de stopper le flux humain en Méditerranée avec l’opération Sophia, certaines zones côtières libyennes tirent jusqu’à 50 % de leurs revenus de ce trafic.

Pas étonnant quand on sait qu’un bateau de 100 passagers peut rapporter jusqu’à 100 000 $.

Torture

À bord de l’Aquarius, le docteur Craig Spencer constate l’ampleur des sévices subis par les rescapés.

« Presque tous les patients que je vois portent des traces de torture. Ça peut être des brûlures de cigarette, des traces de coups ou de balles. »

Après avoir été entassés dans des prisons surpeuplées et forcés de dormir à même le sol, ceux-ci sont aussi rongés par la gale.

« Et encore, ils sont les plus chanceux parmi les malchanceux. Ils sont vivants. »

Mais pourquoi Bampha et Idrissa ne retournent-ils pas dans leurs pays d’origine, en Gambie et au Mali ? Parce que reprendre à l’envers la route du désert, c’est aussi dangereux que de rester en Libye ou de prendre la mer.

Avec tous les gens qui fuient la Libye par milliers, ne se rendaient-ils pas compte de ce que ce pays était devenu depuis la chute du dictateur Mouammar Kadhafi ?

« Des amis me l’ont dit, mais je ne les ai pas crus », confie Bampha. Il croyait qu’ils avaient trouvé l’eldorado et voulaient le garder pour eux…

En réalité, au lieu de l’eldorado, ils se sont tous retrouvés en enfer.

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