Chronique

Dada Masilo : s’approprier Giselle pour mieux la libérer

Depuis déjà plus d’un an et demi, un peu partout dans le monde, Dada Masilo, la star de la danse contemporaine sud-africaine, déshabille et déniaise Giselle, la petite paysanne du ballet classique du même nom. Ce n’est pas nouveau. Avant Giselle, Dada Masilo a déjà déshabillé et déniaisé Carmen, la Juliette de Roméo, et l’Odette/Odile du Lac des cygnes. Elle a aussi mis des tutus à des danseurs masculins et confié des rôles d’hommes à des femmes, et vice versa.

Décaper les classiques, les faire entrer de plain-pied dans la modernité, voilà la mission que s’est donnée la chorégraphe de 33 ans. Or, quiconque l’a vue danser sur scène vous dira qu’elle mesure au moins six pieds et qu’elle n’a rien d’une ballerine douce et fragile. Sa Giselle, une femme puissante et féroce qui trépigne avec ses pieds nus, en fait foi.

Pourtant, hier après-midi, lorsque Dada s’est pointée dans le foyer du Théâtre Maisonneuve, où elle donnera dès ce soir cinq représentations de Giselle, je n’ai pas vu une femme puissante. J’ai vu une souris. Toute menue, toute mince ; dans la vraie vie, Dada Masilo mesure à peine 5 pi 2 po.

« Mais j’ai tendance à grandir sur scène. J’imagine que c’est une affaire de présence et de vouloir habiter et incarner un personnage plus grand que nature », me répond-elle en anglais, une langue qu’elle a apprise sur le tard, puisque jusqu’à l’adolescence, elle ne parlait que le tswana, la langue bantoue de l’ethnie du même nom.

Née en 1985 dans le ghetto de Soweto, 10 ans avant la fin de l’apartheid, Dada a commencé à danser dans la rue sur du Michael Jackson avec The Peacemakers, une troupe amateur. 

Un jour, la troupe a été invitée à donner une prestation à la compagnie The Dance Factory de Johannesburg, qui cherchait à mieux intégrer les gens des ghettos et à les initier au monde de la danse. 

La directrice Suzette Le Sueur a tout de suite remarqué la petite bombe au crâne lisse et au regard de braise et lui a offert une formation classique qui allait la marquer à jamais.

« C’est certain qu’au début, je rêvais d’être une ballerine avec un tutu et des pointes, mais je n’avais pas le corps qu’il fallait. J’étais trop petite, j’avais les jambes arquées, ça ne marchait pas. »

Pourtant, cet obstacle de taille qui l’empêchait d’accéder à un certain idéal a été une bénédiction.

« C’est évident que si j’étais devenue une ballerine, aujourd’hui, je serais perdue quelque part dans un corps de ballet et je ferais des choses pas mal moins intéressantes que ce que la compagnie me laisse faire », affirme-t-elle. Difficile de ne pas lui donner raison.

En réinterprétant les classiques et en s’attribuant toujours le premier rôle féminin, Dada Masilo est non seulement la chorégraphe en chef et première danseuse du Dance Factory, mais elle est devenue une star de la danse contemporaine à l’échelle internationale et, en plus, un agent de changement au sein de sa société.

Ce qui a fait sa renommée, hormis son talent, sa fougue et son dynamisme comme interprète, c’est sa façon de jouer, autant avec les genres qu’avec les préjugés et les tabous, et d’aborder à travers le récit des ballets classiques des questions d’actualité comme le racisme, le sexisme ou l’homosexualité.

Avec Giselle, l’histoire d’une paysanne naïve qui meurt d’amour après avoir été trahie par le noble dont elle s’est amourachée, Dada a décidé de traiter de vengeance.

« Le Giselle classique tourne autour du thème du pardon, alors que moi, j’ai plutôt voulu évoquer la vengeance d’une femme trahie. Ma Giselle n’a rien d’une victime. Tout le contraire. D’ailleurs, c’est elle qui tue Albrecht et non pas les Willis comme dans le ballet classique. En le tuant, Giselle échappe au purgatoire où elle était enfermée et devient la reine des Willis, ces esprits malins et puissants. »

Contrairement à ce que certains médias ont prétendu, Dada Masilo n’a pas choisi de monter Giselle dans la foulée du mouvement #metoo. Elle affirme d’ailleurs qu’en Afrique du Sud, c’est plutôt le mouvement Total Shutdown qui mobilise les énergies progressistes – un mouvement qui lutte contre la violence, souvent meurtrière, faite aux femmes.

Mais au-delà des questions brûlantes d’actualité, la démarche de Dada Masilo vise aussi la démocratisation du ballet classique.

« Je veux rendre cette forme de danse plus accessible et moins élitiste pour que ceux qui se sentent exclus comprennent qu’on s’adresse aussi à eux. On s’adresse à tout le monde, en fait. »

— Dada Masilo

Juste avant qu’elle ne parte répéter avec ses danseurs, je lui ai demandé ce qu’elle pensait du débat sur l’appropriation culturelle, elle, la petite Noire de Soweto qui n’hésite pas à s’approprier les classiques de la culture blanche et occidentale.

« Moi, je n’ai jamais cru au cloisonnement des genres ni au fait que chacun reste dans sa petite case. Je crois à l’ouverture au monde et aux cultures. Je n’ai pas l’impression de voler quoi que ce soit quand je m’attaque à Giselle. J’ai plutôt l’impression de réunir des mondes différents. La seule nuance que j’apporterais, c’est que lorsqu’on s’aventure dans une culture ou un art qui nous est étranger, il faut le faire avec rigueur et en apprendre toutes les lois. Et, surtout, il faut le faire avec respect et sans se moquer. »

Même si la tournée de Giselle n’est pas terminée, Dada pense déjà à son prochain ballet. Il s’agit du Sacre du printemps, qu’elle ne manquera pas de mettre à sa main, pieds nus, avec ou sans tutus.

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