Portfolio Industrie de la traduction

Difficile équilibre entre qualité et baisse des dépenses

Jour après jour, des traducteurs comme Anne Rulkin font face au désir d’économie des entreprises. Directrice du Carrefour des langagiers entrepreneurs (CLEF), elle doit convaincre bien des clients de ne pas céder à la tentation de faire traduire leurs documents par de faux professionnels à l’étranger.

S’EN TIRER À BAS PRIX

Le hic, selon plusieurs traducteurs, c’est qu’un nombre grandissant d’entreprises optent pour des traductions de piètre qualité, en espérant se rattraper avec un réviseur qu’ils paieront moins cher. « Pourtant, il peut y avoir tant d’erreurs à corriger dans la traduction bâclée qu’une simple révision ne sera pas suffisante. Le client finit par payer deux fois », explique Réal Paquette, président de l’Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ).

Mme Rulkin a vécu ce genre d’expérience plus d’une fois. « On me demande parfois de réviser des documents si mal traduits que je dois demander le texte original pour tout retraduire à partir de zéro, souligne la directrice du CLEF. Soit mes clients avaient engagé un prétendu traducteur qui ne coûtait presque rien, soit ils avaient opté pour une traduction automatique qui traduisait des mots sans que les phrases aient de sens. Encore aujourd’hui, les traducteurs doivent conscientiser les entreprises. Il faut établir une relation de confiance et, idéalement, devenir leur traducteur attitré. »

LOIS DU MARCHÉ

Aux yeux de Danièle Marcoux, directrice des programmes de traduction de l’Université Concordia, on ne peut toutefois pas faire fi des réalités du marché. « Si je dirige une banque, une compagnie d’assurance ou une entité publique qui a beaucoup d’argent et qui veut maintenir son image de marque, je dois investir pour obtenir une traduction impeccable, dit-elle. Par exemple, quand Hydro-Québec fait affaire aux États-Unis, l’anglais de ses documents doit absolument être parfait. »

« Mais si j’ai une PME qui veut percer au Mexique et que j’apprends que je dois payer 2000 $ à un cabinet pour traduire des documents, c’est plus difficile à accepter, ajoute-t-elle. Les traducteurs doivent alors expliquer aux clients qu’ils entreprennent un partenariat avec eux, que c’est cher au début, mais que le travail sera bien fait pour le futur. Il y a un travail d’éducation à faire. »

IMPORTANCE DU DOCUMENT

La chargée d’enseignement apporte aussi quelques nuances en précisant que tous les textes ne méritent pas la même attention. « Une note de service qui doit être lue par trois personnes en anglais n’a pas besoin d’être impeccable. Mais une entreprise doit certainement investir pour que la première page de son site web soit irréprochable. Au fond, c’est comme en boulangerie, tu peux vendre du pain commercial ou des produits artisanaux dans un commerce de quartier. »

MAUVAIS FRANÇAIS

Selon les spécialistes, les dirigeants d’entreprise ne sont pas tous conscients des erreurs commises par les mauvais traducteurs. « En faisant traduire à très bas prix en Inde ou en Afrique, ils ont droit à des pseudo traducteurs qui ne connaissent pas nos usages et notre culture, souligne Réal Paquette. Ça donne souvent des choses un peu toutes croches. Malheureusement, les gens ne se rendent pas toujours compte de la faible qualité de traduction. À moins d’avoir une plainte du public, ils vont continuer d’engager les moins chers. »

BILINGUE = TRADUCTEUR ?

Danièle Marcoux croit que la perception du grand public face à sa propre maîtrise langagière joue un rôle dans la problématique. « Plusieurs personnes confondent la maîtrise des langues orales et celle des langues écrites, dit-elle. Trop de gens se targuent d’être bilingues ou polyglottes, sans jamais se demander à quel point ils parlent bien ces langues. À l’université, je rencontre beaucoup de jeunes qui ont voyagé et qui sont revenus au pays avec l’idée qu’ils connaissent des langues étrangères. Ils pensent pouvoir faire des études en traduction comme si de rien n’était. On remet les pendules à l’heure rapidement. »

Le président de l’OTTIAQ abonde dans le même sens. « Quelqu’un qui pense maîtriser le français et l’anglais s’imagine pouvoir traduire, sans réaliser que c’est un mécanisme mental très complexe. Le processus de traduction est tellement abstrait qu’on ne voit pas ce qu’il exige. Beaucoup de personnes s’étonnent encore quand on leur dit qu’on ne s’improvise pas traducteur et qu’il existe des baccalauréats, des maîtrises et même des doctorats dans le domaine. »

VALORISER LE MÉTIER

Réal Paquette croit d’ailleurs que le milieu de la traduction gagnerait à mieux valoriser sa réalité. « L’Ordre a une job à faire pour valoriser la qualité du travail des traducteurs agréés. Nous allons bientôt entreprendre une campagne de conscientisation des entreprises et du grand public. »

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