Psychologie

Manipulés par nos technos

Ce n’est pas facile de convaincre son enfant de mettre son téléphone ou sa console de côté. Et ce n’est pas un hasard. Médias sociaux et jeux vidéo utilisent des outils de persuasion à la fine pointe de la psychologie. Une puissance invisible qui suscite l’inquiétude.

On revient sans cesse sur la gestion du temps écran. Le sujet s’impose dans les soupers d’amis et les discussions entre collègues. Qui n’a jamais entendu un adulte s’inquiéter du temps que son enfant passe à jouer à Fortnite ? Qui n’a pas un proche aux prises avec ce dilemme bien d’aujourd’hui : comment limiter l’usage que son ado fait de sa tablette électronique alors que c’est son principal outil de travail pour l’école ?

« La compétition entre la vie réelle et la vie virtuelle est de plus en plus féroce », constate le psychologue Jean-Michel Pelletier. Et si ce combat prend une telle ampleur, ce n’est pas seulement parce que ces technologies sont pratiques et souvent ludiques. C’est que les concepteurs d’applications numériques et de jeux vidéo usent de stratégies raffinées pour garder leurs utilisateurs actifs ou les inciter à revenir sur leurs plateformes.

La pointe visible de l’iceberg, ce sont les notifications qu’on reçoit à longueur de journée sur notre téléphone. Ensuite, il y a tout ce qu’on ne voit pas. « On ne connaît pas l’algorithme de Facebook, on ne sait pas sur quoi ils se basent pour faire des suggestions ou déterminer ce qui apparaît dans notre fil de nouvelles », souligne par exemple Jonathan Bonneau, coordonnateur du Laboratoire en médias socionumériques et ludification de l’UQAM.

influence

Ces techniques d’influence, que les chercheurs en psychologie appellent le « persuasive design », visent à « changer les comportements et les pensées » des gens, comme l’indique le site du Persuasive Technology Lab de l’Université Stanford, en Californie.

Cette alliance entre psycho et techno sème l’inquiétude. D’anciens employés de Facebook ou Google, entre autres, la critiquent sévèrement. Tout comme de nombreux psychologues américains.

Dans une lettre collective publiée l’été dernier, ceux-ci dénoncent des pratiques qu’ils jugent contraires à l’éthique et des « manipulations cachées » qui incitent les enfants à surutiliser leurs appareils électroniques, ce qui pose selon eux des risques pour leur santé mentale et leur réussite scolaire. Ils estiment que les stratégies mises de l’avant exploitent les vulnérabilités des jeunes. À leur insu et à celui de leurs parents.

Le « persuasive design » n’est pourtant pas nouveau : l’avertisseur sonore qui rappelle de boucler sa ceinture en voiture en découle aussi, rappelle Célia Hodent, psychologue qui a notamment travaillé au développement du jeu Fortnite. « La question, ce n’est pas vraiment les “designs persuasifs” qu’on utilise, mais les raisons pour lesquelles on les utilise, juge-t-elle. Est-ce pour le bien des personnes qui utilisent ces technologies, celui de la communauté en général ou seulement pour celui du business au détriment de l’utilisateur ? »

Proposer une option par défaut est un exemple simple de « persuasive design », puisqu’on a tendance à ne pas changer les paramètres par défaut et à ne pas faire plus qu’on nous demande de faire. Ainsi, il arrive qu’un commerçant fasse en sorte que le choix offert automatiquement au consommateur soit de payer pour que son achat arrive plus vite même s’il se qualifie pour une livraison gratuite. Célia Hodent raconte une autre expérience : plutôt que de demander aux gens de cocher s’ils voulaient participer à un programme de don d’organe, ils devaient cocher pour s’en soustraire. « Ça a permis d’augmenter de façon importante le nombre de participants et de sauver des vies », dit-elle.

À quelles fins ?

Les outils de Facebook visent à « créer un trafic monstre dans le but de vendre des publicités », résume Jonathan Bureau. Ce n’est pas pour rien que plusieurs parlent de « l’économie de l’attention ». Diffuser ses performances sportives en ligne, par contre, peut avoir un effet positif sur la motivation. « La stratégie pour amener quelqu’un à prendre soin de lui est la même que celle utilisée pour l’amener à jouer au jeu vidéo », relève Jean-Michel Pelletier.

Un jeu comme Fortnite, par exemple, mise sur le sentiment de faire partie d’une « tribu » avec laquelle on partage aventure et conquêtes. « Il n’y a rien de plus primitif et instinctif pour l’être humain », juge le psychologue.

Demander à son enfant de délaisser son jeu pour aller souper, c’est ni plus ni moins exiger de lui qu’il abandonne son groupe. Même s’il n’en est pas conscient au moment où il s’accroche à sa manette.

Les signataires de la lettre ouverte à l’American Psychological Association déplorent que des professionnels qui devraient travailler au bien-être des gens mettent leur science au service d’entreprises qui ne cherchent qu’à faire du profit.

« Les gens qui s'attendent à ce que tout soit désormais gratuit et hésitent dès qu’il faut acheter une application ou un jeu participent à encourager les développeurs à rester dans un modèle d'affaire gratuit avec micro-transactions », rappelle toutefois Célia Hodent.

« Si l’argent investi pour les jeux vidéo l’était en éducation pour rendre ça intéressant, l’élève apprendrait naturellement les mathématiques en ayant du plaisir. Le gros défi est d’amener les écoles à utiliser ces stratégies pour l’apprentissage, croit Jean-Michel Pelletier. En tant que société, on doit se questionner : est-ce qu’on utilise nos connaissances en psychologie et en neuropsychologie pour encourager des comportements nocifs ou plus adaptés ? »

Comment reprendre le contrôle

Limiter les notifications

Courriel, texto, réseaux sociaux, site de nouvelles, tout le monde envoie des notifications. Notre téléphone peut donc constamment détourner notre attention. « Nous pouvons décider de mettre en place des techniques pour choisir qui a le droit de nous interrompre et à quel moment on décide de faire une pause pour regarder notre téléphone », suggère Célia Hodent, psychologue spécialiste de l’expérience utilisateur. Il est possible de déterminer au cas par cas les applications qu’on autorise à envoyer des notifications.

Désactiver la lecture automatique

Opter pour la facilité, c’est humain. Les géants de la techno le savent et c’est pourquoi les vidéos ou les épisodes s’enchaînent automatiquement sur Netflix ou YouTube. « Ils s’arrangent pour que ce soit facile, mais en fait, ils nous dirigent. Littéralement », expose Jean-Michel Pelletier. Désactiver la lecture automatique permet de reprendre le contrôle en renversant la situation : il faut désormais faire le choix de continuer, plutôt que de décider d’arrêter.

Discuter avec ses enfants

Que veulent Facebook, Instagram et les autres ? Pourquoi ? Comment s’y prennent-ils ? Jean-Michel Pelletier suggère d’expliquer aux enfants et aux ados le fonctionnement et les objectifs des jeux ou applications qu’ils utilisent. C’est une bonne façon de les inciter à prendre une distance critique face à ces technologies. Éduquer aux médias numériques, c’est bien plus que de dire à nos enfants de ne pas parler aux inconnus sur l’internet.

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