Implants mammaires

Elle voulait effacer des tatouages, elle reçoit la première augmentation mammaire

On dit que tout est plus gros au Texas. Et c’est dans cet État du sud des États-Unis qu’est née une opération chargée de symboles, aujourd’hui pratiquée partout dans le monde : l’augmentation mammaire. Plus d’un demi-siècle après la toute première intervention, La Presse a retrouvé la femme qui l’avait subie et le médecin qui l’avait pratiquée.

Oubliez le glamour qu’on pourrait associer aux implants mammaires. La maison de Timmie Jean Lindsey se trouve dans un territoire semi-industriel des environs de Houston qui ne fait officiellement partie d’aucune municipalité. De l’autre côté de la rue se dressent deux réservoirs de pétrole industriels. Autour, on voit des camionnettes déglinguées, des chiens qui aboient et même un cheval au fond d’une cour.

Mme Lindsey, que La Presse n’a pas réussi à joindre au préalable pour prendre rendez-vous, répond à la porte d’un air ébahi. Lorsqu’elle finit par comprendre pourquoi un journaliste et un photographe canadiens s’intéressent à elle, la femme de 86 ans esquisse un sourire.

« Vous voulez parler de ça ? », dit-elle en pointant sa poitrine, qu’on devine volumineuse sous sa blouse à motifs. Tant bien que mal, Timmie Jean Lindsey parvient à calmer ses deux chiens, Prunella et Marley. Puis elle raconte les origines de ce qui est sans doute l’intervention la plus mythique et la plus controversée de la chirurgie plastique moderne.

Trois roses de trop

Pour Mme Lindsey, tout a commencé par trois roses. La première avait été tatouée au milieu de sa poitrine. Les deux autres, accompagnées chacune d’un oiseau, avaient été gravées sur chacun de ses seins, avec les mots « Timmie » et « Fred » inscrits à l’encre bleue.

Trois erreurs de jeunesse commises pour plaire à un ancien amoureux. « Ces tatouages me rendaient folle, dit-elle. Mon père m’avait dit toute sa vie : “On ne marque pas le corps.” Je me disais : aucun autre homme ne va vouloir me regarder comme ça ! »

Mme Lindsey parvient à obtenir un rendez-vous à l’hôpital Jefferson Davis, aujourd’hui disparu, dont le fonctionnement est assuré par des dons. Les médecins acceptent de lui enlever ses tatouages. Mais ils lui font du même coup une offre intrigante : augmenter la taille de ses seins. Âgée de 29 ans, divorcée et mère de six enfants, Mme Lindsey accepte. Nous sommes en 1962.

« Je n’avais jamais vraiment pensé à mes seins, dit-elle. Je n’en avais pas vraiment beaucoup, pour commencer. Et après avoir eu six enfants, j’en avais encore moins. Mais je ne pensais pas à ça. J’ai dit : “OK, oui, ce serait bien.” Je n’ai pas vraiment réfléchi et je n’ai pas posé de questions. »

Un sac de sang chaud

En 1962, Thomas Biggs a aussi 29 ans. Il est résident en médecine et travaille à l’hôpital Jefferson Davis avec le chirurgien plastique Thomas Cronin et un autre résident un peu plus âgé, Frank Gerow. L’année précédente, dans un congrès de chirurgie plastique, le Dr Cronin a entendu parler d’un nouveau matériau inventé par la société Dow Corning. Un gel de silicone dont on peut ajuster la densité à loisir, et qui ne réagit pas avec les tissus humains. Le Dr Cronin s’était alors dit que ce gel pourrait avoir des applications en médecine plastique, mais ignorait encore lesquelles.

Une nuit, le résident Frank Gerow fait sa ronde à l’hôpital. En allant chercher du sang pour un enfant souffrant de brûlures, il constate que le sang n’est plus conservé dans des bouteilles de verre, mais dans des sacs de plastique.

« Il est deux heures du matin, Frank se promène dans le corridor de l’hôpital avec son sac de sang chaud, et il se dit : “J’ai l’impression d’avoir un sein dans les mains !” », raconte Thomas Biggs, le seul membre du trio de docteurs toujours en vie, en recevant La Presse dans sa luxueuse maison du centre-ville de Houston.

Frank Gerow parle de son impression au Dr Cronin. Une idée germe dans leur esprit. Le Dr Cronin contacte l’entreprise Dow Corning, qui accepte de leur fabriquer un sac de silicone rempli de gel de silicone. L’équipe l’implante chez une chienne, Esmeralda. C’est Thomas Biggs qui est chargé de l’animal, et il constate que celui-ci réagit bien à l’opération.

« On a ensuite commandé une paire à Dow Corning, mais on n’avait pas de patiente », raconte Dr Biggs. Quand Timmie Jean Lindsey se présente avec ses tatouages à retirer, l’équipe de médecins a donc une idée bien précise en tête.

Des têtes qui tournent

Après l’opération, Timmie Jean Lindsey retire les bandages qui entourent sa poitrine. « Je n’étais pas si impressionnée. Je trouvais ça beau, mais c’est tout », raconte-t-elle.

« C’est seulement quand je suis sortie dans les rues de Houston que j’ai eu un choc. Les hommes me sifflaient – et je ne pense pas m’être jamais fait siffler avant. Je me suis dit : “Man !” Je n’avais jamais réalisé ce que les seins pouvaient faire ! »

— Timmie Jean Lindsey

L’impact est positif, donc ?

« Oui, répond-elle. C’était comme… C’était comme posséder de nouveaux actifs de valeur. »

Mme Lindsey se remarie avec un homme qui a lui-même quatre enfants. Elle cumule les petits boulots, gère cette famille recomposée de dix enfants. Elle ne parle de son opération à personne.

« Je n’en ai même pas parlé à mes enfants, dit-elle. Je ne sais pas… C’est personnel, ces choses-là. On ne parle pas de seins à ses enfants ! Une fois, l’un de mes petits-fils était en Allemagne et a lu à propos de moi dans un magazine. Il m’a appelée et m’a dit : “Grand-maman ! Pourquoi tu ne nous l’as pas dit ?” Je lui ai répondu : “Je ne parle pas de ça, c’est tout !” »

Le boom

Après l’opération de Timmie Jean Lindsey, Thomas Biggs mesure mal l’ampleur du phénomène qu’il vient de contribuer à déclencher. « J’étais tellement pris par les activités quotidiennes, dit-il. Je ne me couchais pas le soir en me disant : “Wow, on fait vraiment quelque chose de majeur.” »

En 1963, peu de temps après l’opération de Timmie Jean Lindsey, il se rend à un congrès international de chirurgie plastique à Washington. Le Dr Cronin et lui donnent une présentation sur leur technique d’augmentation mammaire. Une conférence sur une opération visant les patients atteints d’un cancer du cou ou de la tête se tient simultanément.

« Le pauvre gars avait trois personnes dans sa salle : sa femme, son résident et l’un de ses propres enfants, raconte le Dr Biggs, conscient d’exagérer un brin les faits. Nous, on avait 500 personnes. Les murs craquaient ! »

Suit ce que le Dr Biggs décrit comme un « boom fou ». Houston, reconnu comme une plaque tournante du pétrole, devient aussi la Mecque des implants mammaires. La demande est telle qu’elle suit le Dr Biggs jusque dans l’armée, alors qu’il fait son service militaire. « J’étais là, dans l’aviation américaine, et j’avais tous ces civils qui venaient me voir, en plus des femmes et des filles de militaires, raconte-t-il. C’était assez amusant. »

Les problèmes

Timmie Jean Lindsey affirme n’avoir jamais eu de problèmes avec ses implants mammaires. Cinquante-six ans après leur installation, ceux-ci, de façon assez incroyable, sont toujours en place. Mais ce n’est pas le cas de toutes les patientes. Au tout début, certaines souffrent de saignements ou d’infections. Parfois, les implants deviennent rigides et causent de l’inconfort. Les chirurgiens améliorent leurs techniques.

Dans les années 80, de nouveaux implants de polyuréthane apparaissent. Mais une étude suggérant qu’ils pourraient entraîner le cancer du foie chez des rats amène les fabricants américains à en interrompre la commercialisation.

Les chirurgiens se tournent vers des implants de silicone remplis de solution saline. Mais certaines femmes qui ont reçu les implants de première génération, à base de gel de silicone, développent des maladies auto-immunes qu’un médecin de Houston attribue à leur opération.

« Cette toute petite allégation mal documentée a explosé en une gigantesque déflagration de poursuites juridiques », raconte Thomas Biggs. Lui-même est poursuivi par pas moins de 200 patientes. « Le téléphone a pratiquement fondu à force de sonner, lance-t-il. J’avais une employée qui ne s’occupait que de remplir la paperasse pour les poursuites. »

En 1992, devant les risques possibles pour la santé des femmes, la Food and Drug Administration impose un moratoire sur les implants contenant du gel de silicone. Elle ne le lèvera qu’en 2006, devant les études montrant que ceux-ci ne sont pas associés aux maladies auto-immunes. Aucune des 200 poursuites intentées contre le Dr Biggs n’a abouti.

Une patiente « honorée »

Que ressent Timmie Jean Lindsey aujourd’hui en pensant qu’elle est la toute première femme à avoir subi une opération dont se prévalent aujourd’hui plus d’un million de femmes dans le monde chaque année ?

« Je me sens honorée de savoir que mon nom est dans les livres de médecine ! répond-elle. C’est ce qu’on m’a dit, en tout cas. Mais ça ne m’a pas rendue meilleure qu’avant ni meilleure qu’une autre. Vous comprenez ? Ça m’a seulement fait mieux paraître. »

Lorsqu’on lui demande si elle estime avoir servi de cobaye, elle répond par la négative. Elle dit comprendre celles qui, aujourd’hui, ont recours à la même opération. Sa propre fille a d’ailleurs subi une augmentation mammaire.

« Pour les filles qui ont un manque, dans cette partie de leur corps, je peux comprendre que ça les préoccupe, dit-elle. Et si leurs parents sont d’accord… Mais je crois qu’elles doivent mieux s’informer que je ne l’ai fait à l’époque. Je n’avais aucune idée de rien, moi. Je n’étais qu’une Texane de la campagne ! »

Le Dr Biggs, de son côté, a participé avec ses associés à environ 8500 augmentations mammaires. Il estime avoir reconstruit lui-même 5000 paires de seins avant de prendre sa retraite. Il a longtemps été considéré comme le chirurgien ayant pratiqué le plus d’opérations de ce type sur toute la planète. Environ 40 % de ses patientes se rendaient dans son cabinet pour des reconstructions à la suite de mastectomies, surtout dues à des cancers. Plus récemment, il a développé une technique de reconstruction basée sur le transfert de graisses, avec laquelle il traitait presque exclusivement ce type de patientes.

L’homme se défend d’avoir fait des expériences qui auraient pu compromettre la santé des femmes.

« Les problèmes réels qu’on a eus au fil des ans n’étaient pas des problèmes de santé. C’était des problèmes esthétiques », dit-il.

Et comment interprète-t-il les motivations de ces milliers de femmes rencontrées au fil des ans qui souhaitaient changer de silhouette ?

« Ni les hommes ni les femmes ne comprennent complètement le sein. Le sein est le symbole par excellence de l’expression du genre d’une personne. Et ce symbole est incroyablement important. Pas pour les petits amis ni pour le monde extérieur, mais pour la femme elle-même. »

— Le Dr Thomas Biggs

« Si une femme vient me voir et qu’elle me dit : “Je veux de gros seins parce que mon mari est parti avec sa secrétaire qui a de gros seins et je veux qu’il revienne”, je ne l’opère pas, continue le Dr Biggs. Je lui dis : “C’est quelque chose que vous devez faire pour vous, pas pour lui. Et de toute façon, votre mari, il ne reviendra pas.” »

Et les gens qui estiment que ces opérations imposent aux femmes des standards de beauté dictés par d’autres ?

« Ces gens sont des idiots, coupe le Dr Biggs. OK ? Écrivez-le, et en majuscules. Ce sont des idiots. Le sein est incroyablement important. Si vous ne me croyez pas, allez voir les dessins faits dans les cavernes. Regardez les sculptures faites il y a trois mille, quatre mille ans. Vous voyez des seins ! Des seins, des seins, des seins. Les seins distinguent les hommes des femmes. »

« De toute ma vie, je n’aurais jamais pensé que j’aurais pu avoir ça, dit quant à elle Timmie Jean Lindsey en parlant de ses implants. Mon esprit ne pouvait même pas l’imaginer. Ça a été une coïncidence, à cause de ces tatouages. Je pense que j’ai été chanceuse qu’ils durent toute ma vie. Et ils vont être avec moi quand ce sera l’heure de m’en aller. »

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