Sécurité

Quand la course tourne mal

Aujourd’hui, les femmes sont plus nombreuses que jamais à courir. Saviez-vous que la majorité d’entre elles a déjà vécu un épisode inquiétant lors d’un entraînement ? Parfois, ça tourne mal. Une coureuse, attaquée à Longueuil, a accepté de nous raconter son histoire. Si les agressions sont rares, elles marquent les esprits. Les cours d’autodéfense, conçus spécialement pour les coureuses, se multiplient. Pour prévenir le pire.

Témoignage

Le matin où tout a basculé

En 2012, Stephany Boucher-Huet a été violemment agressée sur une piste cyclable de Longueuil lors de son jogging matinal. Elle avait 23 ans. L’incident, très médiatisé à l’époque, a bouleversé sa vie, l’a marquée à jamais. Aujourd’hui, elle en parle publiquement pour la première fois – non pas pour apeurer les femmes, insiste-t-elle –, mais pour les sensibiliser à l’importance de la sécurité. Récit.

Il était 6 h 15, le 28 juin. La journée s’annonçait belle et chaude. Stephany Boucher-Huet a rapidement enfilé ses vêtements de course, elle a jeté un œil vers son copain qui dormait encore. Puis elle a délicatement refermé la porte de leur condo derrière elle. Le couple habitait dans le Vieux-Longueuil.

« Je n’avais pas l’habitude de courir tôt le matin, mais j’avais prévu assister au spectacle du Cirque du Soleil avec mes parents en soirée. Habituellement, je m’entraînais au gym et je courais le soir avec mon copain. Ce matin-là, je comptais courir environ 45 minutes. » Elle n’a jamais terminé son parcours.

Peu après le début de sa séance, la jeune femme a emprunté la passerelle piétonnière, au-dessus de la 132, qui mène au parc Marie-Victorin. Ses écouteurs sur les oreilles, elle a longé le fleuve Saint-Laurent vers Boucherville. Ses foulées étaient fluides, son rythme était bon. Sur le chemin du retour, alors qu’elle se trouvait tout près du boulevard Roland-Therrien, tout a basculé. Il était 6 h 45.

Sauver sa peau

« Un vélo a surgi derrière moi et m’a heurtée de plein fouet. Je suis tombée, j’ai échappé mon téléphone. J’étais sonnée, le coup a été très fort, raconte-t-elle. L’homme a laissé tomber son vélo, il a marché vers moi. Il a tendu les bras. Il avait une pierre dans une main, je l’ai réalisé plus tard. Je pensais qu’il s’agissait d’un accident, qu’il voulait m’aider à me relever. »

L’inconnu l’a plutôt projetée sur le talus en contrebas. « C’est à ce moment qu’il a commencé à me rouer de coups. Il me tenait la bouche pour que je ne crie pas. Il me battait à mains nues. » Stephany a vite compris qu’il ne s’agissait pas d’un accident et que sa vie était en danger. « Je suis tombée en mode défense et je me suis débattue sans relâche. »

L’agresseur, décontenancé, s’apprêtait à quitter les lieux, mais la coureuse, sous l’effet de l’adrénaline, l’a suivi. Il a alors chargé de nouveau, il a frappé.

« Il me prenait par les cheveux et me frappait la tête au sol, sur les roches. Je me suis dit : si ça continue, je vais finir par perdre connaissance. »

— Stephany Boucher-Huet

Pendant ce court moment, ses pensées défilaient à toute vitesse. Elle a pensé au fleuve à proximité, où il serait si facile d’immerger son corps inerte. Elle a pensé qu’on ne la retrouverait jamais. Elle a pensé à son copain qu’elle n’avait pas embrassé avant de partir, qu’elle ne reverrait peut-être pas. « C’est bizarre, ce qui se passe dans le cerveau. J’étais étourdie, mais je n’ai pas cessé de me débattre. »

L’agresseur a finalement lâché prise et est parti. « Dans ma tête, l’agression a duré très longtemps, mais tout ça s’est déroulé pendant à peine cinq minutes. » Stephany a remonté le talus, a traversé la piste cyclable et a atteint l’autoroute. Des automobilistes se sont arrêtés pour lui porter secours. Ils ont suggéré d’appeler le 911. Elle a décliné, ils ont insisté. « Je n’avais pas vu à quoi je ressemblais : j’avais le visage enflé et sale, j’avais beaucoup de blessures, mes jambes étaient ensanglantées. »

Ils lui ont tendu un téléphone pour qu’elle avise son copain. Quand elle a entendu sa voix au bout du fil, elle a été incapable d’ouvrir la bouche. « Je ne comprenais pas ce qui venait de m’arriver. » Elle a été transportée par ambulance à l’hôpital Charles-Lemoyne.

choc post-traumatique

À l’époque, la jeune femme était finissant à l’École du Barreau et faisait un stage dans une firme d’avocats de Montréal. Elle a eu droit à un congé d’une semaine, prescrit par le médecin consulté à l’urgence. « J’étais très courbaturée, j’avais de la difficulté à bouger. J’ai eu des contusions et quelques points de suture à la jambe. Après deux semaines, plus rien ne paraissait, à peine quelques petites cicatrices. Je pensais que j’en étais sortie intacte. Un choc post-traumatique ? Ce n’était pas une option pour moi. »

Une grande fatigue s’est néanmoins installée.

« Avec le recul, je réalise que ça m’a pris au moins un an pour m’en remettre. »

— Stephany Boucher-Huet

Elle a fait des cauchemars en lien avec l’agression. Elle ressentait un malaise dès qu’elle devait emprunter le boulevard Roland-Therrien. Elle a consulté. Pendant quelques mois, elle a cessé de courir. Et jamais plus elle n’est retournée sur la piste cyclable longeant le fleuve.

Son agresseur court toujours. La description qu’elle a donnée, trop sommaire, n’a pas suffi à dresser un portrait-robot. « Je l’ai peu vu, il était souvent dans mon dos », dit-elle. Les policiers ont prélevé de l’ADN de l’homme sous ses ongles courts, un peu dans son visage.

Dans les minutes après l’incident, les policiers ont ratissé le secteur. Ils ont questionné un suspect avant de le relâcher. Au lendemain de l’agression, le Service de police de l’agglomération de Longueuil a érigé un poste de commandement sur la piste cyclable. Un mois plus tard, on a répété l’opération, au parc Marie-Victorin cette fois. Sans succès. Un an plus tôt, une coureuse avait été attaquée sur une piste cyclable à Boucherville. Aucun suspect n’avait été arrêté.

Stephany se rappelle l’odeur nauséabonde de son agresseur, son air hagard. « J’avais l’impression que c’était un itinérant sous l’effet de drogues. Il ne sentait pas bon, il était plus vieux. Je n’ai pas pensé qu’il cherchait à m’agresser sexuellement. C’était comme s’il m’attaquait gratuitement. Que serait-il arrivé si j’avais figé ? »

Marquée à jamais

Avant l’incident, Stephany Boucher-Huet se sentait invincible. « Je n’avais peur de rien, j’étais indépendante, je n’avais besoin de personne pour faire les choses. Je fais beaucoup de plein air, de la randonnée, du back country en snowboard, j’adore le sport. »

« Les femmes devraient pouvoir faire les mêmes activités que les hommes, ça ne devrait pas être plus dangereux pour nous, mais je sais maintenant qu’on est plus vulnérables. Je ne le réalisais pas avant. »

— Stephany Boucher-Huet

La jeune femme est aujourd’hui vigilante au quotidien. « Ça ne m’empêche pas de pratiquer des activités que j’aime, mais je vais trouver une façon de le faire de façon plus sécuritaire. Je sais maintenant que ça peut arriver à n’importe qui, n’importe quand. Dans mon cas, je me suis trouvée au mauvais endroit au mauvais moment. »

Cette agression a complètement changé sa perception de la vie, qu’elle sait désormais fragile, précieuse. Elle a quitté un milieu de travail où elle ne se reconnaissait pas. Actuellement à l’extérieur du Québec, elle est professeure de yoga et entraîneure personnelle. « Je crois apporter du positif à la communauté. Je songe à retourner sur les bancs d’école, peut-être pour travailler en prévention des différends. Mon objectif est d’aider les gens. »

Son copain, dont elle s’est séparée pendant deux ans, a aussi souffert de cet épisode, a-t-elle réalisé après coup. « On n’y pense pas, mais après une agression, les proches aussi sont affectés. Mon copain était devenu hypervigilant. Souvent, il ne me laissait pas partir seule. Dès que j’étais en retard, il stressait. Quand on prévoit prendre des risques inutiles, on devrait d’abord penser à notre entourage. »

Six ans après l’agression, elle parle peu du matin du 28 juin 2012, mais ça l’a changée pour toujours. « Ce n’est pas quelque chose que tu peux mettre de côté, qui s’en va. Ça reste en toi à jamais. » Elle court avec autant de plaisir, désormais avec un seul écouteur à l’oreille, et avec en tête de profiter de tous les petits bonheurs. « On ne sait jamais quand ça va finir. »

Sécurité améliorée

La Ville de Longueuil a adopté plusieurs mesures afin d’augmenter le sentiment de sécurité des citoyens, selon un plan d’action déposé en 2015. « Des caméras de surveillance ont été installées au parc Marie-Victorin pour réduire les incidents de toutes sortes », indique l’agent Ghyslain Vallières, porte-parole du Service de police de l’agglomération de Longueuil. Des balises de localisation ont été installées dans le parc Michel-Chartrand (la Sépaq a fait de même au parc du Mont-Saint-Bruno). L’été, 32 policiers et cadets patrouillent les pistes cyclables et assurent une présence accrue dans les secteurs névralgiques. Les lampadaires défectueux sont rapidement remplacés. « On ne tient pas de statistiques sur les incidents aux dépens des coureuses, mais les agressions sont rares, note l’agent Vallières. Les femmes ne devraient pas s’empêcher de pratiquer les activités qu’elles aiment, mais le faire avec prudence. »

Agressions récentes au Québec

13 novembre 2011

Une femme de 30 ans qui courait à Boucherville, à l’angle du chemin de la Côte-d’en-Haut et du boulevard Marie-Victorin, a été agressée par un homme cagoulé qui l’a saisie par-derrière. Elle avait ses écouteurs et ne l’a pas entendu s’approcher. « Il l’a plaquée au sol, s’est assis sur ses épaules en la prenant à la gorge et, à l’aide d’un objet tranchant, lui a infligé deux légères coupures au cou. Elle s’est débattue et a réussi à se sauver », a-t-on écrit dans La Presse.

13 mai 2015

À Bromont, une femme de 24 ans qui faisait son jogging sur une piste cyclable s’est fait agripper par le bras par un homme. Il lui aurait dit : « Toi, tu viens avec moi. » Élèveen techniques policières, la coureuse a réussi à se défaire de son emprise et a mémorisé la plaque d’immatriculation de l’assaillant. Arrêté, l’homme a confirmé ses intentions malveillantes, selon La Voix de l’Est. Il a été accusé de voies de fait. En liberté sous caution, il doit se présenter à la cour en juin.

2 octobre 2015

Dans la région de Québec, une coureuse de 25 ans a été agressée en matinée sur un sentier pédestre longeant la rivière Saint-Charles. L’homme, qu’elle avait jugé louche lors d’un premier passage, l’a projetée au sol en lui lançant un sac de sport, l’a menacée avec un X-Acto. Elle a profité d’une distraction pour fuir. Elle a subi une fracture au nez et un traumatisme crânien. En février 2018, son agresseur, Alain Audet, a été reconnu coupable d’agression armée, séquestration, voies de fait avec lésions et menaces de mort.

2 septembre 2016

Une femme d’une cinquantaine d’années a été agressée, peu après midi, alors qu’elle courait dans un secteur isolé du parc national du Mont-Saint-Bruno. Yves Roy, 46 ans, l’a plaquée au sol, l’a frappée au visage à répétition et il a tenté de l’étrangler. La coureuse, habituée du parc, l’avait aperçu plus tôt. En se débattant vigoureusement, elle a réussi à lui échapper. Elle a subi des contusions, des fractures aux côtes et à une cheville. En janvier 2017, l’homme a été condamné à quatre ans et demi de prison.

Sources : La Presse, Le Soleil, La Voix de l’Est, La Presse canadienne

SURTITRE

Une crainte bien réelle

Les coureuses sont nombreuses à avoir vécu un épisode inquiétant et la crainte, bien présente, d’une mésaventure les incite à adopter des mesures de sécurité. État des lieux en chiffres et en mots.

73 % des coureuses ont déjà vécu un épisode désagréable, inquiétant.

43 % ont été victimes de harcèlement.

30 % ont déjà été suivies.

18 % ont déjà reçu des propositions sexuelles.

5 % ont déjà été victimes d’un acte exhibitionniste.

3 % ont déjà subi des attouchements ou d’autres agressions physiques.

Mesures de sécurité

73 % traînent un téléphone.

60 % s’entraînent le jour.

52 % changent régulièrement leur itinéraire.

Sources : sondages menés par le magazine Runner’s World (février 2017) et le Road Runners Club of America

Témoignages

« Je courais seule sur la piste Le P’tit train du Nord quand j’ai croisé un exhibitionniste qui se masturbait en me regardant courir. Il sortait d’un buisson. Je n’ai jamais couru aussi vite de ma vie ! Depuis, dès que je vois un homme sur un parcours peu fréquenté, je serre les poings, prête à attaquer. Par crainte de courir seule en sentier, je me suis jointe au club de course Vivactive. C’est dommage qu’on ait à vivre avec cette inquiétude, mais il faut en parler. »

— Jolyanne Côté, Sainte-Adèle

« Après l’agression à Saint-Bruno, en 2016, on a en a parlé entre amies. On a réalisé qu’on avait toutes vécu un épisode inconfortable, inquiétant : apercevoir un individu louche, se faire dire des choses. On osait enfin dire : “J’ai déjà eu peur.” Je cours beaucoup en sentier. Si je suis seule, je n’y vais jamais tôt le matin ou en soirée. Si j’aperçois un homme dont le look détonne, qui ne semble pas là pour les bonnes raisons, je fais demi-tour. À la boutique, on vend deux fois moins de chaussures de trail pour les femmes que pour les hommes. Je pense que la peur est une raison. Cette année, on a offert deux cours d’autodéfense, 120 femmes ont participé. On ne veut pas être des victimes, on veut se donner du pouvoir dans notre course. »

— Josée Prévost, de la Maison de la Course, Mont-Saint-Hilaire

« J’ai déjà reçu des commentaires insignifiants d’hommes sur mon passage. Chaque fois que je cours seule, j’ai cette conscience du fait qu’il pourrait arriver quelque chose. Je me surprends parfois, après avoir monté une grosse côte, à me dire que si quelqu’un de malveillant arrivait à ce moment-là, je serais tellement essoufflée que je n’aurais plus l’énergie de me débattre ou de me sauver ! Paranoïa ou subconscient typiquement féminin ? Je ne pense pas que les hommes aient ce même stress. »

— Julie Leclair, Sainte-Adèle

« À Sherbrooke, la clientèle de coureuses n’est pas craintive de courir en ville, c’est sécuritaire, mais certains secteurs sont à éviter le soir. Il y a eu des cas isolés : dans le passé, on a signalé un homme qui se cachait. On ne sait pas s’il voulait se montrer les parties ou agresser les femmes. Comme je suis responsable de plusieurs groupes de course, la police me prévient rapidement s’il y a des précautions à prendre. »

— Mary-Lou Butterfield, entraîneuse, Sherbrooke

Cours d’autodéfense

Courir, crier et frapper

Magog — « Lâche-moi ! Lâche-moi ! », hurle Sandra*, en assénant à répétition des coups de genou dans le bas-ventre de l’homme devant elle. Elle l’agrippe par les épaules, le frappe comme si sa vie en dépendait. Puis elle va se ranger derrière la file de participantes. Le policier Mikaël Laroche, protégé par un coussin d’entraînement, encaisse sans broncher. « Suivante ! »

Il est 9 h 30, un samedi d’avril. Malgré les flocons tombés durant la nuit, une vingtaine de femmes se sont déplacées au Complexe sportif international de Magog pour assister à une séance gratuite d’autodéfense. Le cours de deux heures, spécialement conçu pour les coureuses, est offert par la Régie de police de Memphrémagog et Courir en Estrie. Quatre séances ont été présentées en avril, une centaine de femmes ont répondu à l’appel.

« Plusieurs agressions sur des coureuses sont survenues au fil des ans, comme celles de Longueuil et de Saint-Bruno. On ne doit pas devenir paranoïaque, mais je ne vous apprendrai rien en vous disant qu’on ne vit pas au pays des Calinours. Il faut vous soucier de votre sécurité. »

— Nicholas Marcoux policier et instructeur en utilisation de la force.

Cinq collègues de l’agent Marcoux et un professeur de judo sont présents ce matin, tous bénévoles, pour donner des conseils et présenter des techniques élémentaires d’autodéfense.

Des événements fréquents

Assises en cercle, des coureuses s’expriment sur les motifs qui les ont menées ici. « Je veux apprendre à me défendre, je n’aime pas me sentir comme une proie », dit Caroline. « Je cours sur une route isolée. Mon père est inquiet, je suis ici pour lui avant tout », dit Audrey, la plus jeune du groupe.

Au fil des confidences entendues ici et là, on apprendra que l’une s’est fait aborder par quatre hommes ivres dans un pick-up. Une autre a été suivie par un coureur étrange au parc Jacques-Cartier, à Sherbrooke. « J’entendais ses pas s’ajuster aux miens. J’ai arrêté et il a fait semblant d’attacher ses souliers. Je suis allée rejoindre un couple au loin », a-t-elle raconté aux policiers. Certaines ont déjà reçu des commentaires obscènes, elles ont été sifflées.

« Ces incidents arrivent plus souvent qu’on pense. Partout au Québec, on reçoit des signalements régulièrement », dit l’agent Marcoux. En raison du nombre de kilomètres qu’elles parcourent, les coureuses sont plus à risque de s’exposer aux mauvaises rencontres, selon lui. « Il faut vous fier à votre intuition. Le cerveau peut détecter une menace qu’on ne comprend pas, mais il faut l’écouter. Un homme urine à la vue, vous demande l’heure, un groupe de jeunes flânent ? Partez. La meilleure façon de gagner un combat est de ne pas avoir à le faire. »

Des cris et des frappes

« Dans les cas d’agressions répertoriés ici comme ailleurs, il y a des constantes : les victimes couraient seules, en soirée, dans des endroits isolés, sur des pistes cyclables ou dans des parcs. Elles avaient croisé leur agresseur peu avant qu’il ne passe à l’acte. La lutte, à mains nues, débute debout et se termine sur le sol. Les motifs : le vol, le viol, les voies de fait, souvent les trois », explique le policier.

Il est possible de faire fuir l’agresseur, ajoute-t-il, pour rassurer le groupe. « La recette gagnante ? Des cris et des frappes, des cris et des frappes. Aujourd’hui, on va crier et on va frapper. » L’emploi de techniques simples est privilégié. Il faut viser là où ça fait mal. 

« Enfoncez les doigts dans les yeux, griffez le visage, empoignez les testicules, tordez un doigt, arrachez un bout d’oreille. Tout est permis, dit l’instructeur. Plus vos battements cardiaques vont accélérer, plus la dextérité fine et la capacité d’analyse vont diminuer, plus l’énergie va baisser. Le but est donc d’agir rapidement et efficacement. »

— Nicholas Marcoux policier et instructeur en utilisation de la force

Comment se défaire d’une attaque avant, d’une attaque arrière, d’une attaque sur le sol ? Au gré de la matinée, les femmes s’exercent deux par deux. Elles simulent, parfois avec timidité, des coups de paume à la gorge, des coups de tête, des coups de pied aux tibias. « Mettez-y plus d’ardeur. Répétez, répétez », lance Jacques Dussault, professeur de judo. Les femmes apprennent à s’extirper, d’un coup de bassin, d’une prise au sol. Certaines sont surprises de leurs capacités. « Vous êtes plus fortes que vous le pensez », dit Patrick Mahony, directeur de Courir en Estrie.

Les joues rougies par l’effort, les femmes partent avec, en tête, de nouveaux outils. « On ne fait pas d’elles des ninjas, mais on insiste pour qu’elles se donnent le droit de cogner si elles sont dans une situation critique », dit M. Mahony, instigateur du projet. Des séances d’autodéfense sont aussi offertes à Québec par Le coureur nordique et dans la région de Montréal par la Maison de la Course.

« On a démarré le cours l’an dernier et la réponse a été hallucinante, dit Patrick Mahony. Des groupes de partout au Québec nous contactent pour faire pareil. Il y a une grande demande. Les femmes sont préoccupées par leur sécurité. Elles sont aujourd’hui majoritaires sur les lignes de départ. On aime les revoir année après année. C’est notre façon de redonner. »

* Certains prénoms ont été changés.

10 conseils de sécurité

1. Porter un seul écouteur. Si on court en écoutant de la musique, on doit entendre les bruits environnants (voix, pas, moteurs).

2. Courir à deux ou en groupe. L’effet de groupe est fortement dissuasif.

3. Planifier son trajet. On choisit la route et l’heure en privilégiant sa sécurité.

4. Prévenir un proche. On l’avise du secteur où l’on court, de la durée prévue de l’entraînement.

5. Traîner son téléphone. Certaines coureuses le mettent en mode clavier.

6. Avoir un sifflet. Il fait fuir agresseurs et animaux.

7. Courir de jour.

8. Dévier de sa route. Si on se sent mal à l’aise, on traverse la rue, on fait demi-tour.

9. Bien choisir le lieu pour des intervalles. On évite les endroits isolés pour pousser à fond. En cas d’attaque, toute l’énergie sera bienvenue.

10. Se fier à son intuition.

Sources : Régie de police de Memphrémagog, Service de police de l’agglomération de Longueuil, Service de police de la Ville de Montréal

Kelly Herron

Au-delà de l’histoire de peur

Il y a un peu plus d’an, le 5 mars 2017, Kelly Herron, une Américaine de 36 ans, a été agressée à Seattle alors qu’elle s’entraînait pour son premier marathon. Elle s’est débattue avec vigueur et elle a survécu. Rapidement, son histoire est devenue virale. Depuis, elle s’est donné comme mission de raconter, sur toutes les tribunes, son cauchemar et les durs moments qui ont suivi. Pour l’émancipation des femmes, des coureuses, des survivantes.

Le tracé d’une lutte acharnée

Après avoir couru six kilomètres, Kelly Herron s’est arrêtée aux toilettes publiques du parc Golden Gardens. Alors qu’elle se séchait les mains, un homme a surgi derrière elle. Gary Steiner, un agresseur sexuel récidiviste, a frappé la coureuse au visage, l’a projetée au sol. « Not today, motherfuck… », lui a-t-elle crié. « Le combat a duré moins de cinq minutes. J’étais prête à mourir en luttant plutôt que de le laisser me violer », nous a-t-elle indiqué par courriel. Sur Instagram, elle a publié dès le lendemain une photo du tracé irrégulier enregistré par sa montre GPS lors de sa lutte acharnée. « Mon pire cauchemar de course est devenu réalité », a-t-elle écrit. Sa publication a reçu plus de 40 000 mentions « j’aime ».

Faire sortir la bête sauvage

Kelly Herron a frappé son agresseur, l’a griffé aussi sauvagement qu’elle a pu. « Si j’ai survécu, c’est essentiellement parce que j’avais suivi un cours d’autodéfense trois semaines plus tôt, j’étais préparée, avance-t-elle. Je crois que n’importe qui aurait pu survivre à une telle attaque avec des connaissances de base en autodéfense. L’instinct de survie est fort, mais il faut s’autoriser à faire sortir la bête sauvage en soi. » La coureuse a subi des contusions, des plaies au visage et une blessure au dos. « Mon visage est cousu, mon corps est meurtri, mais mon esprit est intact », a-t-elle écrit au lendemain de l’agression. Elle a néanmoins souffert d’un syndrome de stress post-traumatique. « J’ai eu des hauts et des bas durant ma convalescence, mais j’ai continué d’avancer et je n’ai pas laissé le traumatisme me vaincre. La clé à la survie est d’avoir un réseau de soutien fort. J’ai été bien entourée. »

Sentiment de victoire

« Au parc Golden Gardens, il y a une plage magnifique. Durant l’été, c’est une destination familiale populaire. J’ai l’habitude d’y courir lors de mes longues sorties », indique Kelly Herron. La journée de l’agression, la pluie menaçait, la plage était déserte. « Depuis l’événement, j’y suis retournée plusieurs fois pour courir. Ça me fait du bien de refaire le trajet comme j’avais prévu le terminer au départ. Quand je suis retournée voir les toilettes, ça m’est apparu beaucoup plus petit que dans mon souvenir : tant de choses sont arrivées dans un si petit espace ! Je ne ressens pas de peur quand j’y retourne, mais plutôt un sentiment de victoire. C’est l’endroit où j’ai vécu la pire expérience de toute ma vie, mais c’est également ce qui m’a permis d’inspirer de nombreuses femmes depuis. »

Aider les femmes

« Je souhaitais que mon agression soit plus qu’un titre accrocheur dans les médias », précise Kelly Herron. Son tracé GPS a été reproduit sur des t-shirts afin de financer l’organisme Face Forward Los Angeles, qui offre des soins chirurgicaux aux victimes d’agression. « Ça me tient vraiment à cœur. Chaque fois que je fixe ma petite cicatrice sur mon visage, ça me rappelle ce que j’ai vécu. » Au fil de l’année, elle a utilisé sa voix pour aider des causes comme RAINN (prévention des violences sexuelles) et Girls on the Run (estime personnelle et saines habitudes de vie). Elle a donné des conférences sur son parcours, sur la résilience. « On me percevait comme une héroïne et, au début, j’ai ressenti une pression face à cette image parfaite. J’ai dû prendre du recul et j’ai réalisé que la meilleure façon pour moi d’aider les autres était de m’ouvrir sur mes propres batailles afin d’inspirer les femmes, de leur donner confiance. » Elle a reçu des échos de partout dans le monde.

Son premier marathon

« Après l’agression, je n’ai jamais arrêté de courir. Je refusais que mon assaillant me vole une partie de moi. J’étais déterminée à réussir un marathon. Cet objectif m’a aidée à passer à travers cette épreuve », raconte Kelly Herron. Au fil des mois, elle a souffert d’épisodes dépressifs, de colère, d’anxiété. « Ça prend beaucoup de thérapie, de volonté, de patience. » En octobre, elle a couru le marathon de Chicago en compagnie de sa mère. « Elle m’a soutenue avec une force que j’admire énormément. » Au fil du parcours, des supporteurs ont encouragé la coureuse, brandissant des affiches. L’olympienne Carrie Tollefson, touchée par son histoire, lui avait envoyé des courriels hebdomadaires pour l’aider dans son entraînement. Elle a couru avec, épinglée sur sa camisole, l’inscription « TODAY », en référence aux paroles lancées à son agresseur. Le mois dernier, celui-ci a été condamné à trois ans de prison. « J’ai ressenti un grand soulagement, j’ai enfin eu l’impression de retrouver ma vie normale. »

Courir sans peur

Kelly Herron ne souhaite pas que son récit soit vu comme une histoire de peur, au contraire. « Je continue de courir seule. Je souhaite que les femmes se dotent d’outils afin d’être prêtes mentalement et physiquement pour le pire des scénarios. Elles n’auront probablement jamais besoin d’utiliser les techniques apprises dans les cours d’autodéfense, mais elles poseront un nouveau regard sur le monde qui les entoure. Elles développeront une confiance qui leur permettra de vivre plus librement, et non pas dans la peur. » En novembre, le magazine Women’s Running a salué le courage et l’engagement social de la survivante, en la nommant parmi une liste de 21 femmes qui changent le monde à travers la course à pied. Désormais, Kelly Herron n’entend plus faire autrement.

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