Chronique

Parlons de bouddhisme, de vibrateur et de Zellers

Tout cela est de la faute de ma boss qui m’a fait venir dans son bureau en me disant : « J’aimerais t’inviter à une soirée spéciale. » Imaginatif comme je suis, j’ai tout de suite pensé à une soirée du genre Eyes Wide Shut au club L’Orage.

« Je fais partie d’un groupe d’environ 25 personnes, a enchaîné ma boss. On se rencontre huit fois par année pour un souper-discussion. Une dizaine d’entre nous doit amener un invité. Tu serais le mien. »

« C’est un dîner de cons et je serai l’un de ces cons ? », ai-je demandé. « Ben non, a-t-elle coupé. Je vais te présenter brièvement, tu vas répondre à un petit questionnaire et les gens autour de la table vont te poser des questions. Tu vas faire la même chose avec les autres participants. »

Comme cela arrive souvent, j’ai dit oui en me disant que le souper était dans deux semaines. Mais le jour venu, j’avais autant envie d’aller à cette version « live » de Parler pour parler que de me rendre au bureau de la SAAQ renouveler mon permis de conduire.

Ces Rendez-vous singuliers (c’est leur nom) ont un maître d’œuvre. Il s’agit de Jean Paré. C’est lui qui mène (le terme est faible) ces discussions et chronomètre le temps alloué à chacun. Malheur à ceux qui sont indisciplinés. Jean Paré y va d’un coup de klaxon bien senti.

Après un apéro où tout le monde se salue timidement, on passe à table dans une salle privée. Les plats arrivent, les discussions sont lancées et les langues se délient.

Plus la soirée avance, plus les gens sont à l’aise pour faire des blagues et y aller de confidences.

Une jeune femme nous apprend qu’elle n’en peut plus de son boulot et qu’elle a décidé de créer sa propre entreprise. Elle nous apprend également qu’elle explore depuis quelque temps le bouddhisme.

Un jeune Acadien nous donne la technique de la ploye et nous confie que, pour la première fois de sa vie, son père lui a dit qu’il était fier de lui.

Une femme nous raconte qu’elle a accompagné sa mère souffrante jusqu’à accepter de lui injecter de la morphine. Une autre nous dit avec un large sourire qu’elle aime pleurer avec les autres.

Un jeune homme, drôle comme un singe, nous parle de son premier boulot au Café Fleur de lys chez Zellers. « On mettait fièrement un bout de persil sur tous les plats et la première chose que les clients faisaient était de retirer le bout de persil », raconte-t-il. Il a sans doute retenu de cela que la vie est faite de gens méchants qui retirent le persil des assiettes avec insouciance.

Nous avons également eu droit à un moment dont Martin Matte, auteur des Beaux malaises, aurait raffolé. Un homme marié et père de trois enfants raconte avoir acheté un vibrateur pour pimenter la vie sexuelle de son couple. Tanné d’attendre que sa douce moitié accepte enfin de s’amuser avec ce jouet, il a décidé un soir de l’utiliser seul. Tout le monde autour de la table a alors penché sa tête vers son bœuf aux légumes et s’est dit intérieurement : « A-t-il dit ce qu’il vient de dire ? »

Bref, tout cela pour vous dire qu’au bout de trois heures de ce Big Bang de drôleries et de confidences touchantes, j’étais au nirvana. J’ai adoré cette soirée car elle m’a ramené les deux pieds sur terre. Elle m’a fait réaliser à quel point les réseaux sociaux prenaient énormément de place dans nos vies et comment on s’éloigne de plus en plus du contact humain, particulièrement celui avec des inconnus.

Ces histoires, je les entends normalement à la télévision. J’en prends connaissance sur Facebook ou sur Twitter. Là, j’avais une vingtaine de « vraies » personnes assises en cercle qui parlaient, qui partageaient des morceaux de leur vie et qui écoutaient.

C’est à Lise Cardinal qu’on doit ces soupers qu’on a appelés d’abord Les jeudis clandestins. Au départ, en 1989, le but était de créer un réseautage professionnel. Lise Cardinal a ensuite passé le relais à Jean Paré qui a donné une dimension sociale à ces rencontres.

« Le but est que des gens qui n’étaient pas faits pour se rencontrer se rencontrent, m’a expliqué Jean Paré. L’idée que tu puisses plonger dans l’inconnu et vivre quelque chose que tu n’avais pas prévu est extraordinaire et rare. »

Je préciserais que ces moments sont devenus rares. C’est ça qui est effrayant. Lorsque ces soupers ont été créés, les réseaux sociaux n’existaient pas (Facebook a été lancé en 2004). Penser que ces banales soirées sont devenues quelque chose d’inusité me donne des frissons. Sommes-nous en train de perdre nos habiletés sociales à ce point ?

« Moi, comme patron, j’aime régler les choses de vive voix, m’a raconté Jean Paré. Récemment, j’ai voulu parler au téléphone à un client mécontent. Il m’a envoyé trois courriels pour me demander pourquoi je voulais l’avoir au téléphone. C’est rendu qu’on se texte pour savoir si on peut se parler. »

Jean Paré crée toutes les six semaines ces moments pour favoriser des échanges vrais où l’écoute a encore sa place. « Essaye de me trouver des restos à Montréal où tu peux encore entendre ton interlocuteur », lance-t-il, exaspéré.

Alors que le nombre de personnes inscrites aux réseaux sociaux ne cesse d’augmenter dans le monde, alors qu’on peut soutenir un échange de 28 textos avec quelqu’un (cela m’arrive), alors qu’on peut avoir un contact virtuel avec un ami pendant deux ans sur Facebook sans jamais entendre le son de sa voix, un souper, un simple souper avec des inconnus, devient le sujet d’une œuvre de science-fiction.

Il n’est pas trop tard pour combattre cet écran devenu gigantesque. Il suffit d’êtres humains, d’un repas et d’histoires sur le bouddhisme, la ploye acadienne et un vibrateur invitant. Il suffit qu’on accepte de retirer notre masque comme on enlève la branche de persil de notre assiette.

Les réseaux sociaux dans le monde

2,31 milliards de personnes sont actives sur les réseaux sociaux dans le monde, soit 31 % de la population mondiale.

1,284 milliard de personnes utilisent chaque jour le réseau social Facebook. La société a des revenus annuels d’environ 27 milliards de dollars.

70 millions de photos sont publiées chaque jour sur Instagram.

500 millions de gazouillis sont envoyés chaque jour sur Twitter.

71 % des utilisateurs de Snapchat ont moins de 25 ans.

85 % des usagers de Pinterest sont des femmes.

Sources : Les statistiques de l’internet en 2017, We Are Social Singapore, BDM

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