Billet

L’amour au temps de BraDJENlina

J’ai vu Brad Pitt pour la première fois, torse nu, dans Thelma et Louise. J’ai adopté Jennifer Aniston moins par l’entremise de Friends que grâce aux films The Good Girl, Friends With Money et Cake. Je suis tombée amoureuse d’Angelina Jolie quand elle a donné vie à la fabuleuse Maléfique. Aujourd’hui, je retrouve régulièrement le trio, dans sa totalité ou sa version décomposée, sur la face des magazines couchés dans les présentoirs à l’épicerie.

En attendant de payer, je glane les grands titres. Brad et Angie sont-ils encore ensemble ? Le divorce a-t-il été réglé ? Comment vont leurs enfants ? Jen va-t-elle retrouver son prince charmant et faire un bébé ? La All-American girl deviendra-t-elle une méchante belle-mère ? La sombre-enfant-sauvage-devenue-émissaire-de-l’agence-des-Nations-unies-pour-les-réfugiés est-elle l’ultime incarnation de la mère dévouée ? Quant à Brad… ce pauvre Brad accusé d’avoir perdu les pédales avec son fils sous l’influence de l’alcool, raison pour laquelle il se serait fait larguer… Brad qui a lentement remonté la pente, comme Jen des années auparavant après qu’il l’a larguée pour la brune Angie, inquiétante rebelle bisexuelle décidément fatale.

Mais comment se fait-il que moi, féministe, je suis sensible à ces grands titres ? Qu’est-ce qui attire mon regard ? Je me dis que ce sont les deux actrices qui m’intéressent, puisque je ne m’arrête jamais sur lui. Je me dis aussi que c’est Hollywood, le glamour, les vies rêvées, ces humains qui font figure de divinités, leurs histoires inséparables des mythes depuis l’androgyne de Platon, Adam et Ève, et d’infinies versions de Roméo et Juliette mises au goût du jour dans d’innombrables comédies romantiques. 

Parce que dans tous les cas, c’est le fantasme de l’aimé.e comme deuxième moitié de soi qui sous-tend un grand nombre de productions médiatiques et la création des monstres linguistiques Bennifer, Billary, TomKat et, bien entendu, Bradjenlina !

L’homme en premier, la femme en second, un peu de poudre magique et tadam ! la fusion. Le mot-valise est un deux-en-un où un supercouple vaut plus que deux superstars chacune de son côté, même si elles ont été nommées les plus sexy du monde. Et on carbure à cet idéal romantique. On cherche l’âme sœur. On rêve à l’amour plus fort que tout. Un rêve hétérosexuel et souvent plus blanc que blanc, qui reconduit non seulement le cliché d’un besoin d’amour démesuré chez les femmes, mais aussi celui de leur nécessaire rivalité.

Team Aniston et Team Jolie, disent les t-shirts, et nous voilà toutes divisées en regard de la domination masculine, oubliant qu’ensemble on est toujours plus fortes, et qu’il ne mérite certainement pas qu’on s’entredéchire.

Les magazines à potins sont des moulins à rumeurs : ils font proliférer les mensonges comme des virus en plein hiver. On le sait, et pourtant… on continue parce que la curiosité est impossible à assouvir. Je continue de laisser glisser mon regard sur les grands titres pour savoir, et tout en sachant très bien que derrière cette couverture brillante, il n’y a rien, je n’attraperai aucune vérité, rien d’autre que du vent. Ces pages sont une canne à pêche au bout de laquelle ne se trouve aucun appât, tout juste un mirage, une histoire à se raconter.

Parce qu’au final, quand mon regard glisse sur les grands titres, s’anime en moi une machine à récits, à la manière de ce qui se passe chez les personnages joués par Angelina Jolie et Brad Pitt dans By the Sea, le film (réalisé par Jolie) qui a accompagné la fin de leur union.

Roland, écrivain célèbre en manque d’idées, et Vanessa, endeuillée par l’expérience de grossesses perdues, logent dans un grand hôtel de bord de mer. Bientôt, ils se prennent à observer, par l’entremise d’un trou dans le mur, le couple de jeunes mariés qui loge dans la chambre d’à côté. Les regarder, bien sûr, mais aussi se raconter l’un à l’autre ce que fait le couple, décrire ce qui se passe derrière le mur, dans l’effort de ranimer une flamme sur le point de s’éteindre.

Ce film est non seulement une mise en abyme (les personnages sont les acteurs), mais aussi une allégorie : s’intéresser à Bradjenlina relève d’un geste semblable à celui du couple épiant ses voisins de chambre. Quelque chose opère dans ce voyeurisme qui est à la fois ludique et triste, léger parce que vide et sans conséquences, et tragique parce qu’il est impossible d’accéder à une véritable jouissance. On ne saura vraiment jamais rien d’eux. On n’aura jamais accès à leur intimité. Leur image ne pourra jamais nous renvoyer que la nôtre, au final décevante.

Ce que font les magazines à potins correspond à ce qui est fait aux femmes à chaque instant de leur vie dans le monde des médias et de la publicité. Parce que dans toute cette histoire, elles sont sans cesse ramenées à leur corps et à leur domesticité : Angie est une mère (Teresa), biologique et adoptive, alors que Jen ne l’est pas, malgré les mille et une grossesses qu’on lui a attribuées au fil des années. Jusqu’à l’inciter, en juillet 2016, à remettre les pendules à l’heure dans le Huffington Post : si elle sent le besoin de manifester publiquement contre les journaux à potins, c’est que ce qu’elle subit est emblématique de ce qui est fait aux femmes en général, comment on alimente le peu d’estime que les petites filles et les adolescentes ont d’elles-mêmes, comment on accorde comme principale valeur aux femmes le fait de procréer, comment leur objectification est une permission pour exercer sur elles une violence par trop réelle.

D’où l’intérêt du parallèle établi par Jim Rutenberg, dans le New York Times du 27 janvier dernier, entre les rumeurs entourant les grossesses de Jennifer Aniston et ce que raconte Donald Trump, son habileté à se jouer de la vérité, la violence qu’il fait aux femmes et sa manière de s’en tirer. Au final, je me dis que si nos regards continuent à glisser sur du papier glacé, c’est peut-être qu’on espère encore être prises par surprise ! Apprendre, contre toute attente, que Trump est enfin déchu ! Se réjouir de la naissance d’un nouveau couple : Jengelina, ou encore mieux, Beyoncennifer !

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