Chronique

Un roman prodigieux

Elena Ferrante
Celle qui fuit et celle qui reste 
Tome III de L’amie prodigieuse 
(Traduit de l’italien par Elsa Damien)
Gallimard
480 pages

J’ai hésité avant de lire le troisième tome. Le personnage principal, Lila, me tapait sur les nerfs. Trop névrosée, trop entière, trop méchante, trop tout. Est-ce qu’une telle personne existe dans la vraie vie ? Je me suis mise à douter de la vraisemblance du récit.

Le premier tome s’intitule L’amie prodigieuse. Il raconte l’histoire d’une longue amitié entre deux femmes qui s’étire sur plus de 60 ans. L’auteure, Elena Ferrante, commence son roman-fleuve, qui comprend quatre tomes, avec les deux amies, Lila Cerullo et Elena Greco. Elles n’ont que 6 ans. Elles vivent dans un quartier très pauvre de Naples. Dès la petite école, la violence est présente, une violence souvent verbale, parfois physique, rude, marquée par l’ignorance et la pauvreté. Les habitants parlent un dialecte et non l’italien, réservé aux gens plus aisés.

Elena Greco, la narratrice, relate l’histoire de cette amitié en dents de scie, remplie de non-dits et de frustrations, mais aussi de moments lumineux et intenses. Lila est d’une intelligence prodigieuse. Elena aussi, mais elle ressent toujours un sentiment d’infériorité par rapport à Lila. Les deux amies suivent des chemins différents. Lila reste dans son quartier pauvre et cesse ses études très jeune. Elena, elle, va à l’université et devient écrivaine. Elle quitte son quartier maudit et défie la loi de la gravité des classes sociales en s’extirpant de la pauvreté.

Autour des deux amies se greffe toute une galerie de personnages. Il y en a tellement que l’auteure, au début de chaque tome, fournit un lexique qui décrit chaque famille. Dans le tome trois, il y en a dix. Beaucoup de monde peuple le roman de Ferrante. Le lecteur s’y perd et doit souvent revenir au lexique pour démêler l’écheveau des relations et se rappeler qui s’est marié avec qui.

Elena Ferrante a connu un succès monstre avec son roman à quatre tomes qui a été publié dans une quarantaine de langues. Un succès mérité, car malgré le foisonnement des personnages, elle ne perd jamais de vue les deux amies. L’écriture est souple, ronde, soignée sans être prétentieuse, riche dans sa simplicité.

« À cet instant, on aurait dit qu’une violente rafale de vent avait brusquement ouvert portes et fenêtres, écrit Elena Ferrante dans le troisième tome. Bien qu’elle fût fort peu croyante, ma mère perdit toute retenue et, le visage empourpré, se mit à brailler toutes sortes d’insultes terribles, le corps penché en avant. […] Malgré sa jambe vexée, elle partit en courant réveiller mon père et mes frères et sœurs, et les informa que sa crainte de toujours avait fini par se réaliser, à savoir que mes longues études m’avaient abîmé le cerveau. »

Tout est là. On se laisse prendre par le souffle de son écriture.

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Même si j’ai commencé le troisième tome, Celle qui fuit et celle qui reste, avec circonspection, j’ai tout de suite embarqué. J’ai retrouvé avec plaisir Lila et Elena et leur amitié maniaco-dépressive. À travers cette saga, Elena Ferrante décrit l’Italie des années 60 et 70, une Italie marquée par les grèves étudiantes, les revendications des travailleurs et la confrontation entre communistes et fascistes.

J’ai dévoré les 500 pages et j’ai consulté moins souvent le lexique, comme si les (trop) nombreux protagonistes avaient fini par se fixer dans ma mémoire.

Pendant la lecture du deuxième tome, je me disais que je ne lirais pas le troisième, que l’histoire traînait en longueur et que j’en avais assez des atermoiements de Lila. Mais il finit sur un punch. J’ai donc craqué et acheté le troisième bouquin. Curiosité, quand tu nous tiens.

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Ce sont deux copines d’adolescence qui m’ont parlé avec enthousiasme d’Elena Ferrante, des copines que je connais depuis 50 ans. Elles ont découvert L’amie prodigieuse en même temps, chacune de leur côté. Je n’avais jamais entendu le nom de cette auteure, encore moins lu une seule ligne d’elle. Je me suis empressée d’acheter le livre et j’ai plongé dans l’univers napolitain des années 50.

Le premier tome commence par la fin. Ferrante ouvre sa saga par l’appel du fils de Lila à Elena, la narratrice. Il cherche sa mère disparue depuis 15 jours. Elena et Lila ont 66 ans. Emplie de colère devant la énième frasque de Lila, Elena décide d’écrire leur histoire.

Elle couche sur papier sa relation tordue avec Lila, ses doutes de fille pauvre qui se débat avec le syndrome de l’imposteur. Comment, elle, Elena Greco, issue d’un milieu paumé, ose-t-elle côtoyer des gens riches et cultivés ? Cette question hantera les trois tomes et contaminera sa relation avec Lila, qui lui reproche son ascension sociale tout en étant fière d’elle.

Une énigme

Elena Ferrante est une énigme. Personne ne sait vraiment qui elle est. Mon collègue Marc Cassivi a écrit un texte fascinant là-dessus. C’est un peu notre Réjean Ducharme qui a tourné le dos aux médias.

Elena Ferrante, un nom de plume, a écrit ses romans dans l’anonymat jusqu’au succès planétaire de L’amie prodigieuse en 2012. Un journaliste italien a enquêté pour savoir qui se cachait derrière la romancière à succès. Sa quête a soulevé les passions, certains trouvaient qu’il allait trop loin en fouillant dans la vie de Ferrante.

Le véritable nom de l’auteure serait Anita Raja, une traductrice de 63 ans qui travaille pour la maison d’édition qui a publié Ferrante. Et alors ? Ce que le lecteur veut, c’est une bonne histoire bien ficelée. Le reste ne regarde que l’auteure, peu importe son identité.

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J’ai terminé la lecture de Celle qui fuit et celle qui reste en me demandant comment je ferais pour attendre la sortie du quatrième tome. Elena Ferrante – ou peu importe son nom – a réussi à m’accrocher. Je n’ai plus de doute, elle a accouché d’un roman prodigieux.

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