CHRONIQUE REMANIEMENT MINISTÉRIEL À OTTAWA

La petite histoire d’une éviction

Déjà tout au début de l’automne, la rumeur courait à Ottawa que les rapports entre Justin Trudeau et Stéphane Dion étaient tendus, et que ce dernier serait éventuellement évincé du poste prestigieux qui en faisait le numéro deux du gouvernement.

L'éviction de M. Dion est aussi, faut-il dire, le signe que le gouvernement Trudeau tient à s’assurer les meilleures relations possible avec le président Trump, à l’heure où le Canada court le risque de perdre les acquis que lui garantit l’accord de libre-échange avec son puissant voisin.

Effectivement, la personnalité de Stéphane Dion, intellectuel sérieux et rationnel peu porté à la convivialité, risquerait d’agir comme un élément irritant sur un Donald Trump que l’on sait impulsif et susceptible à l’extrême. En outre, l’anglais parlé de M. Dion, qui a été élevé à Québec, est un peu laborieux (même s’il lit et comprend la langue anglaise à la perfection).

La chose n’a pas échappé aux observateurs anglophones qui, par ailleurs, acceptent volontiers que les trois quarts du Conseil des ministres soient incapables de balbutier deux mots en français.

Cela dit, le remplacement de M. Dion par Chrystia Freeland, qui accède aux Affaires étrangères, est un bon choix dans le contexte des pourparlers difficiles qui s’annoncent avec les États-Unis.

Les États-Unis sont familiers à cette ancienne journaliste spécialisée en économie qui s’est distinguée lors des récentes négociations sur le libre-échange avec l’Europe. Avec François-Philippe Champagne, le nouveau ministre du Commerce international qui a une solide expérience du droit commercial à l’international, elle devrait former un tandem efficace pour faire face à ce qui s’en vient de l’autre côté de la frontière.

Selon le Globe and Mail, M. Trudeau a déjà fait appel à l’ancien premier ministre Mulroney, qui connaît personnellement M. Trump, et à son ancien ambassadeur aux États-Unis, Derek Burney, pour l’épauler dans ce qui constituera le défi majeur des prochaines années. La collaboration de ces deux personnalités de poids, capables d’ouvrir bien des portes à Washington, sera un précieux atout pour le Canada.

Il reste que la rumeur de l'éviction prochaine de M. Dion précédait de plusieurs mois la victoire de Donald Trump, événement que personne à Ottawa (ni ailleurs) ne pouvait prévoir.

Les jours de M. Dion, autrement dit, étaient comptés bien avant l’arrivée de Trump à Washington. Cela aura simplement servi de prétexte à une éviction déjà programmée.

Divers facteurs semblent avoir joué, notamment la maladresse avec laquelle le ministre a défendu la décision controversée de donner suite au contrat de vente des blindés à l’Arabie saoudite – décision que le premier ministre aurait pourtant pu renverser d’un seul mot et dont il est ultimement le seul responsable – , mais peut-être a-t-on jugé, au bureau du premier ministre, que M. Dion s’était mal tiré d’affaire sous l’angle de la communication.

On a aussi senti des tiraillements entre les deux hommes quand M. Trudeau a décidé de retirer les avions de chasse canadiens de la coalition contre le groupe État islamique. Leurs explications ne concordaient pas toujours.

Quoi qu’il en soit de ces incidents de parcours, les relations n’ont jamais été au beau fixe entre les deux hommes.

Lorsque M. Trudeau, alors tout juste connu comme le fils de son père, a décidé en 2007 de se lancer en politique, il voulait se présenter dans le château fort libéral d’Outremont… mais s’est vu barrer la route par nul autre que Stéphane Dion, alors chef du Parti libéral du Canada.

Faute de choix, Justin Trudeau s’est rabattu sur la circonscription beaucoup plus difficile de Papineau, une gageure qu’il a remportée brillamment, tandis que le candidat choisi pour Outremont, le politologue Jocelyn Coulon, se faisait battre à plate couture par Thomas Mulcair.

Nul doute que M. Trudeau a gardé de cet épisode un certain ressentiment, d’autant plus que l’année précédente, il avait appuyé la candidature de M. Dion au dernier tour de la convention de leadership.

Une fois venu le temps de former son conseil des ministres, cependant, Justin Trudeau ne pouvait pas ne pas y réserver une place de choix à Stéphane Dion, le plus connu et le plus respecté des députés libéraux québécois, et le brillant auteur de la loi sur la clarté référendaire.

Mais les choses ne se sont pas arrangées entre ces deux hommes dont les tempéraments sont aux antipodes.

Avec le départ de Stéphane Dion et de John McCallum, M. Trudeau se défait des vétérans les plus expérimentés de son aréopage. La plupart des ministres seniors seront désormais des quadragénaires de sa génération. La ministre qui pilotera le dossier de la réforme du scrutin sera une néophyte de 29 ans, et le nouveau ministre de l’Immigration, un jeune musulman né en Somalie…

M. McCallum, dont la femme est d’origine chinoise, a accepté un fort beau prix de consolation (l’ambassade du Canada en Chine), mais M. Dion semble résolu à quitter le service public.

M. Trudeau lui offrait l’ambassade du Canada en Allemagne et auprès de l’Union européenne, ce qui n’est pas inintéressant, mais il saute aux yeux que l’ambassade du Canada en France aurait été davantage à la hauteur des talents de Stéphane Dion.

Faut-il en déduire que Justin Trudeau craignait que cette nomination soit une provocation inutile envers les souverainistes québécois ? Ou alors, qu’il ne voulait pas se voir éclipsé sur la scène prestigieuse de Paris par une personnalité certes moins charmante pour les foules, mais tout de même susceptible de lui faire ombrage sur le plan des idées, de la rigueur intellectuelle et de la communication verbale ?

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.