Analyse

Alourdir la dette et imprimer des yens

Hier, le premier ministre du Japon Shinzo Abe a pris de court les milieux financiers en annonçant à brûle-pourpoint un ixième plan de relance budgétaire. Celui-ci sera de l’ordre de 28 000 milliards de yens, soit l’équivalent de 350 milliards de dollars canadiens.

Il s’est toutefois bien gardé d’en donner le fin mot, ouvrant la voie à de multiples conjectures, sur la quantité d’argent frais, entre autres.

Ce plan aura deux effets certains : il augmentera la dette publique, déjà écrasante puisqu’elle équivaut à deux fois et demie la taille de la troisième économie du monde. À hauteur de 176 % de son PIB, celle de la Grèce a presque l’air minuscule en comparaison, même si elle étrangle le pays des bouzoukis.

M. Abe n’en a cure. Son geste impromptu vise aussi à forcer la main au gouverneur de la Banque du Japon Haruhiko Kuroda pour qu’il assouplisse davantage, si c’est possible, sa politique monétaire.

Là aussi, les spéculateurs s’en donnent à cœur joie : M. Kuroda osera-t-il, demain, abaisser encore le taux directeur, fixé à - 0,1 % depuis janvier ? Augmentera-t-il le programme annuel de rachats d’actifs, fixé à 80 000 milliards de yens ?

Le bilan de la Banque centrale nippone a triplé depuis trois ans quand elle a commencé à acheter la dette de l’État. La valeur de l’actif équivaut à quelque 70 % de la taille de l’économie.

C’est beaucoup plus que les quelque 25 % que représente l’actif de la Réserve fédérale ou celui de la Banque centrale européenne, en proportion de leur PIB respectif.

Parmi les conjectures qui circulaient hier, il en est une cynique qui avance que M. Kuroda et son équipe se contenteront de passer leur tour puisque le gouvernement fera davantage. Ce serait une immense surprise.

Les trois grands chantiers de réformes lancés en 2013 par M. Abe (ce qu’on surnomme les Abenomics) pour combattre la déflation ne donnent pas des résultats concluants. La relance budgétaire, l’assouplissement quantitatif (AQ) monétaire et des réformes structurelles (libéralisation, déréglementation et partenariats) ne permettent pas à ce jour d’assurer une croissance stable, de ramener l’inflation près de la cible de 2 % ni d’affaiblir le yen. Il conserve, malgré tout, son statut de monnaie refuge, surtout quand d’autres, comme la livre ces jours-ci, sont sous pression.

En fait, les Abenomics, ou à tout le moins son volet monétaire, font la preuve des limites de l’assouplissement quantitatif, c’est-à-dire des mesures lancées par les banques centrales pour combattre la déflation.

Depuis 20 ans, la taille de l’économie japonaise exprimée en yens courants n’a pas bougé. Dans ces conditions, comment convaincre les Japonais de consommer quand ils s’attendent à ce que les prix baissent ?

Abaisser les taux d’intérêt sous zéro n’est pas concluant : au lieu de consommer ou d’investir, on préfère empiler les billets de banque, action stérile s’il en est.

Le plus chaud partisan de l’AQ est sans doute l’ancien président de la Fed, Ben S. Bernanke, qui s’est rendu au Japon au début du mois pour faire la promotion des obligations perpétuelles. Il s’agit de tranches de dettes sans échéance que pourraient émettre Tokyo et acquérir la banque centrale ou tout autre prêteur. Les Japonais (particuliers et institutions) détiennent déjà 90 % de la dette de l’État.

En injectant des milliards dans l’économie grâce à trois rondes d’AQ, M. Bernanke a sans doute évité la déflation aux États-Unis dont l’économie s’est passablement rétablie de la Grande Récession.

Il a surtout stimulé l’activité en Bourse, poussant les indices américains vers de nouveaux sommets. Si la Bourse augmente autant, ce n’est pas à cause de la croissance, somme toute modeste, mais grâce au crédit bon marché. Les entreprises empruntent à très faible taux pour racheter leurs titres, ce qui augmente artificiellement le bénéfice par action et les indices boursiers.

Les Cassandre jugent que nous sommes sortis d’une crise pour mieux en déclencher une autre, mais ils se gardent bien d’indiquer laquelle.

En attendant, d’autres banques centrales se sont lancées dans l’AQ. La Banque centrale européenne a ramené à zéro son taux directeur, impose des frais aux institutions financières qui lui confient des réserves excédentaires et rachète des paquets d’obligations souveraines et d’entreprises sur le marché secondaire. Son bilan gonfle à vue d’œil, mais elle semble en voie de contenir la déflation tandis que la zone euro a repris le chemin de la croissance.

Elle n’est pas au bout de ses peines comme en font foi les graves difficultés des banques italiennes.

De leur côté, les banques centrales de Suisse, du Danemark ou de Suède adoptent des taux négatifs pour freiner l’appréciation de leur monnaie et le recul des exportations nationales.

La Banque du Japon, quant à elle, court tous ces lièvres à la fois…

L’ASSOUPLISSEMENT QUANTITATIF EN BREF

Appelé aussi détente quantitative, il consiste en une panoplie de mesures visant à infléchir le loyer de l’argent pour relancer la croissance économique, quand la politique monétaire classique atteint ses limites. Cela survient quand le taux directeur avoisine zéro. La gamme des assouplissements est grande. Les banquiers centraux font preuve de beaucoup d’imagination pour l’étendre. Cela passe par des indications prospectives à l’activation de la planche à billets, sans oublier l’avancée non balisée en taux négatifs. 

Pour avoir l’aperçu de ces mesures, on peut se référer au discours du gouverneur de la Banque du Canada Stephen Poloz à ce propos, en décembre dernier.

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