Éducation

Quand les raccrocheurs décrochent

Depuis 2017, les raccrocheurs sont invités à terminer leur secondaire à distance sur la plateforme ChallengeU et ils répondent à l’appel par milliers. Trois commissions scolaires misent sur cette stratégie qui leur coûte des millions, mais jusqu’à l’an dernier, 95 % des élèves avaient décroché après six mois passés sur la plateforme.

Un dossier de Marie-Eve Morasse

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Des millions investis, peu d’examens réussis

« Finis ton secondaire sur ton cellulaire ! » C’est avec ce slogan que ChallengeU a été lancé officiellement au début de 2017 avec comme porte-parole les sportifs Georges St-Pierre, ex-champion mondial d’arts martiaux mixtes, et Steve Bégin, ancien joueur du Canadien. Ce dernier s’engage alors publiquement à finir son secondaire en utilisant la plateforme. En novembre, il a reçu son diplôme des mains du ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge.

ChallengeU, qui a depuis changé son slogan, recrute les élèves et se charge de la conception des cours. Les commissions scolaires prennent le relais en inscrivant les élèves à des cours de méthodologie, de mathématiques et de français. Elles embauchent les enseignants et font passer aux élèves des examens reconnus par le ministère de l’Éducation.

Trois commissions scolaires francophones ont signé un contrat avec Diplômatiqc, un organisme sans but lucratif. Elles sont au Lac-Saint-Jean, dans le Témiscouata et au Témiscamingue, mais recrutent des élèves partout dans la province.

Diplômatiqc retient les services de ChallengeU, une entreprise privée. Toutes deux partagent la même adresse à Montréal, et le président de ChallengeU, Nicolas Arsenault, est aussi le cofondateur de Diplômatiqc.

Les factures obtenues par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information montrent que depuis 2016, Diplômatiqc a reçu au moins 5 millions de dollars de ces commissions scolaires, elles-mêmes financées par Québec pour chaque élève inscrit en formation à distance.

« Il y a 50 % du financement [du gouvernement] qui s’en va dans le développement de la plateforme et le recrutement, et 50 % du financement dans le suivi des élèves et l’organisation scolaire », dit Annie Bouchard, directrice du secteur adultes de la Commission scolaire du Lac-Saint-Jean (CSLSJ). Les deux autres commissions scolaires ont des ententes semblables.

peu se rendent aux examens

Dans ses communications et en conférence de presse, ChallengeU met un chiffre de l’avant : 80 % des élèves qui passent un examen après avoir suivi un cours par l’entremise de la plateforme le réussissent.

Mais les élèves qui se rendent aux examens sont rares. Dans un document produit par Diplômatiqc et obtenu auprès d’une commission scolaire en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, on indique que seuls 3 % des élèves inscrits entre 2016 et 2018 ont fait un examen, soit 273 élèves sur 8785 inscrits.

Les documents révèlent en outre que les élèves inscrits passent peu de temps sur ChallengeU. « On constate que seulement 529 élèves sur 8580 inscrits en 2017-2018 ont cumulé au moins 50 heures sur la plateforme, ce qui représente environ 6 % de la clientèle. Considérant qu’il faut compter en moyenne 150 heures pour atteindre la fin d’un cours, il apparaît primordial d’augmenter ce nombre », lit-on dans un document produit par Diplômatiqc, également obtenu grâce à la Loi sur l’accès à l’information.

Dans le compte rendu d’une réunion tenue en septembre 2018 à laquelle participaient des représentants des trois commissions scolaires, de Diplômatiqc et de ChallengeU, il est noté qu’« au bout de 30 semaines, 95 % des élèves décrochent. On garde donc environ seulement 5 % de la clientèle ».

Il n’a pas été possible de comparer ce taux de rétention avec les autres méthodes de formation à distance. En effet, le taux d’obtention du diplôme en formation à distance (FAD) à l’éducation des adultes n’est pas calculé par le ministère de l’Éducation. « Un taux de diplomation se calcule généralement pour une cohorte fermée (même date de début, même niveau et même finalité pour tous), ce qui n’est pas le cas de la FAD à la formation générale des adultes », a expliqué le Ministère à La Presse.

« On a fait ça pour des peanuts »

Le président de ChallengeU affirme qu’il ne demande qu’à obtenir des chiffres pour se comparer aux autres qui font de la formation à distance. « Quand on regarde ça de loin, on dit : “Tant de millions, tant de diplômés, ça n’a pas de sens”, dit Nicolas Arsenault. Les pratiques pédagogiques, la plateforme, y’a personne qui fait ça et on a fait ça pour des peanuts, [tant] pour ce que les élèves ont généré comme revenus aux commissions scolaires que ce que le Ministère a financé. »

Le président de ChallengeU dit avoir un objectif : faire comprendre que « raccrocher, c’est beau, c’est bien et c’est important ». Il estime être victime d’une campagne de dénigrement.

« Les commissions scolaires qui ne sont pas partenaires avec nous nous mettent plein de bâtons dans les roues, dit Nicolas Arsenault. […] Nous, on se débat comme des diables dans l’eau bénite, avec des peanuts en termes de financement par rapport à ce que le réseau a. » Il affirme que ChallengeU est déficitaire.

Le ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, n’a pas souhaité faire de commentaires. « À l’heure actuelle, la formation à distance au secondaire reste somme toute peu exploitée », nous a écrit l’attaché de presse du ministre, Francis Bouchard.

« Nous trouvons qu’il s’agit d’une voie intéressante pour raccrocher des jeunes et des adultes dont la situation familiale ou professionnelle ne permet peut-être pas un retour physique sur les bancs d’école », ajoute-t-il.

Le succès des élèves qui raccrochent dépend sans contredit de l’accompagnement qu’on leur offre, dit le directeur du Centre interdisciplinaire pour la recherche et le développement sur l’éducation et la formation tout au long de la vie, associé à l’Université du Québec à Montréal.

« C’est important qu’en amont de la formation, on ait des services d’accueil et de référence qui permettent aux adultes de retrouver la confiance en soi. Il faut que les premières journées de formation soient très appuyées, que la première phase donne place à l’écoute, à un dialogue », explique Paul Bélanger, qui ne connaissait pas la plateforme ChallengeU avant que La Presse ne lui en parle. Est-ce que ça signifie rencontrer l’élève en personne ? « Bien sûr », répond-il.

Des réserves face aux « inscriptions massives »

« Tous s’entendent sur le fait qu’on inscrit beaucoup d’élèves, mais qu’on en sort peu », lit-on dans le compte rendu d’une rencontre tenue l’an dernier à laquelle participaient des représentants de la Commission scolaire du Lac-Saint-Jean (CSLSJ), de la commission scolaire du Fleuve-et-des-Lacs (CSFL) et de la Commission scolaire du Lac-Témiscamingue (CSLT).

« C’est pas assez. C’est insuffisant », reconnaît en entrevue à La Presse Stéphanie Bonneau, directrice du Centre de formation aux adultes de la Commission scolaire du Lac-Saint-Jean. La commission scolaire estime avoir « perdu plusieurs » élèves inscrits sur ChallengeU dans les dernières années, mais un projet de tutorat mis en place par la commission scolaire devrait mener plus d’élèves aux examens, dit-elle.

« Ils sont de plus en plus à se rendre aux examens. J’en ai 116 en préparation aux examens. Notre but, c’est qu’il y en ait plus », poursuit Stéphanie Bonneau, qui précise qu’environ 3000 élèves inscrits à sa commission scolaire sont actuellement actifs sur la plateforme.

À l’heure actuelle, un peu plus de 6400 personnes sont inscrites sur ChallengeU. Des documents obtenus par La Presse indiquent que Diplômatiqc et ChallengeU souhaitaient augmenter ce nombre à 9000 en 2018-2019. « On ne sera pas capables », dit en entrevue Georges Brissette, directeur général de Diplômatiqc.

En novembre dernier, les commissions scolaires ont exprimé dans une rencontre des réserves « face aux inscriptions massives qu’elles reçoivent de ChallengeU ».

« Elles craignent que le fait d’inscrire plusieurs élèves à chaque semaine signifie que les inscriptions se font rapidement, sans prendre la peine d’analyser méticuleusement chacun des profils des élèves […]. Elles craignent aussi […] qu’on ne valide pas suffisamment la motivation de l’élève avant de procéder à son inscription », lit-on dans un document obtenu par La Presse et produit par Diplômatiqc.

Pas de données à jour

Ces préoccupations étaient le reflet d’un « manque d’information » des commissions scolaires, assure en entrevue Georges Brissette, directeur général de l’OBNL.

« Il y a de l’information qui ne s’était pas rendue. On leur a montré le travail qui est fait par l’équipe de recrutement, les 12 moments possibles où le conseiller peut entrer en contact avec l’élève. Ça a rassuré les commissions scolaires », dit-il en entrevue.

Quant au taux de décrochage de 95 % après six mois sur la plateforme, le directeur général de Diplômatiqc explique que « c’est une donnée partielle ». « On n'avait pas toutes les données des commissions scolaires », dit Georges Brissette.

On nous renvoie aux commissions scolaires pour obtenir les données à jour. « Ce ne sont pas nos données, ce sont des données confidentielles », tranche Nicolas Arsenault, président de ChallengeU.

Les représentantes des trois commissions scolaires interviewées par La Presse n’ont pu nous dire si le pourcentage d’élèves qui décrochent a changé, mais elles assurent que des mesures sont mises en place pour augmenter le taux de rétention des élèves inscrits sur la plateforme. Elles ont invité La Presse à redemander des chiffres en décembre prochain.

« Pour nous, c’est incomplet, parce que c’est une photo prise à un moment donné. Ça faisait un an que [ChallengeU] fonctionnait. Les élèves sont en début, nous, on est en début, les enseignants sont en début », dit Annie Bouchard, directrice du secteur adultes de la CSLSJ.

Il faudra du temps avant d’avoir un portrait juste, ajoute Marie-Luce Bergeron, responsable de la formation continue à la CSLT. « En formation à distance, c’est du long terme. Les élèves sont au courant qu’ils ne choisissent pas l’avenue la plus simple. Ça donne cette impression-là, mais ce n’est pas vrai dans les faits. Même si on le dit aux élèves, des fois ça va prendre quelques années avant qu’un élève accepte que ce n’est pas fait pour lui. »

— Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

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« Un produit qui coûte cher »

L’entente de la Commission scolaire du Lac-Témiscamingue (CSLT) avec Diplômatiqc vient à échéance dans quelques mois et elle sera révisée, dit la responsable de la formation continue.

Selon les documents obtenus par La Presse, cette commission scolaire a versé 2,5 millions de dollars à Diplômatiqc entre juillet 2017 et décembre 2018.

« C’est un produit qui coûte cher, reconnaît Marie-Luce Bergeron. On va s’asseoir, on va travailler avec le conseil des commissaires et la direction générale [de la commission scolaire] pour savoir comment on voit ça cette année, qu’est-ce qu’on améliore », dit-elle.

On dénombre environ 3000 « inscriptions actives » sur ChallengeU à la CSLT. Le rapport annuel 2017-2018 de la commission scolaire note qu’avant l’entente avec Diplômatiqc, 500 dossiers étaient annuellement traités en formation générale à distance.

La Commission scolaire du Lac-Saint-Jean a quant à elle signé en 2016 une entente de cinq ans avec Diplômatiqc.

Jusqu’en décembre dernier, elle avait versé 2,19 millions de dollars à Diplômatiqc, selon les documents obtenus par La Presse. Avant la signature de cette entente, « deux-trois élèves par année » y suivaient des cours à distance, indique-t-on à la commission scolaire.

La précédente directrice du centre « voyait que les prochaines années seraient plus difficiles pour le recrutement d’élèves. Elle voyait qu’il fallait trouver quelque chose », dit Stéphanie Bonneau. « On serait un centre en déclin, on réussit à maintenir le cap », poursuit-elle.

La porte n’est pas fermée, mais...

Diplômatiqc dit avoir joint toutes les commissions scolaires de la province pour leur proposer de s’associer avec elles. « J’ai fait le tour de toutes les commissions scolaires au Québec pour leur offrir la possibilité d’utiliser la plateforme », dit son directeur général, Georges Brissette.

La commission scolaire des Patriotes, en Montérégie, a décliné l’offre.

« Je tiens à ce que mes conseillères rencontrent l’élève, dit Suzanne Barrière, directrice du Centre de formation du Richelieu. Chez nous, on appelle ça des rencontres VIP, pour mousser l’importance qu’on accorde aux services, pour dire à l’élève qu’il est important. » Ces rencontres durent au minimum une trentaine de minutes, précise-t-elle.

« Un élève qui revient, c’est souvent un élève qui a vécu des échecs scolaires. Il arrive souvent avec beaucoup d’anxiété. Il faut lui offrir toutes les possibilités de vivre des réussites le plus rapidement possible, ce qui ne veut pas dire lui donner un diplôme au rabais. Il faut l’orienter, l’encadrer, l’accueillir. » 

— Suzanne Barrière

La commission scolaire des Patriotes juge que le matériel qu’elle offre à ses élèves est pour l’instant adéquat, mais ne ferme pas la porte à une éventuelle entente avec Diplômatiqc. « Le jour où le financement devient un obstacle à l’offre de services aux élèves, je pense qu’il faut regarder toutes les possibilités », dit Suzanne Barrière.

Le directeur général de la Commission scolaire de la Beauce-Etchemin, Normand Lessard, a aussi été sondé par Diplômatiqc.

Il estime que la « formule est intéressante » et se pose en complément à ce qui se fait ailleurs.

« C’est difficile d’être contre la vertu, de vouloir améliorer le taux de diplomation, dit Normand Lessard. Le mode d’accessibilité, c’est une chose. Comment je vais persévérer dans mes études pour compléter les modules que j’ai à faire : il est là, l’enjeu. »

Il a fait part de certaines inquiétudes au ministère de l’Éducation. « Assurons-nous que les deniers publics, dont on a la charge de bien s’occuper, soient bien investis. Est-ce que c’est pour un entrepreneur privé ou pour donner le meilleur service à l’élève ? Ce sont des préoccupations de base, morales », dit Normand Lessard.

« Amélioration continue »

Le rôle de Diplômatiqc est justement de favoriser la réussite des élèves qui sont sur la plateforme ChallengeU, explique son directeur général. « On est en train de monter un recueil de bonnes pratiques dans les commissions scolaires pour la formation à distance », illustre Georges Brissette.

Le directeur général de la Société de formation à distance des commissions scolaires du Québec (SOFAD), financée en bonne partie par le ministère de l’Éducation, reconnaît que l’arrivée de ChallengeU dérange.

« Leur modèle d’affaires constitue une dérogation des règles établies, c’est clair. ChallengeU se pose comme le seul promoteur de la formation des adultes, qu’elle soit en classe ou à distance. Quand [ChallengeU] fait des entrevues et dit “on veut que les jeunes finissent”, c’est oublier qu’il y a 200 centres qui font la promotion locale [de l’éducation aux adultes] », dit Denis Sirois.

« La distance, ce n’est pas pour tout le monde », conclut-il.

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