Littérature / Vers d’autres rives

Les paysages intérieurs de Dany Laferrière

Dans Vers d’autres rives, Dany Laferrière poursuit sur sa lancée autobiographique en explorant sa généalogie artistique. Il rend hommage à l’audace des artistes haïtiens et à la sagesse de Da, sa grand-mère adorée. Entre les poèmes de René Depestre et les explosions de couleurs de Philomé Obin, l’écrivain académicien nous convie à un voyage sensuel teinté de nostalgie.

L’invitation est irrésistible : pendant quelques heures, fuir cet hiver hâtif et froid. Remplacer le blanc de la neige par les couleurs vibrantes d’Haïti.

Dans la continuité d’Autoportrait de Paris avec chat, Dany Laferrière a repris ses crayons et puise dans ses souvenirs pour retracer son héritage artistique. On y découvre les mots et les images qui l’habitent, comme s’il ouvrait une fenêtre sur son paysage intérieur. « Il y a une émotion dans chaque ligne, chaque couleur », souligne l’académicien, joint au téléphone à Paris.

Écrire, un ingrédient à la fois

Dès la première page, on entre dans la cuisine de Da, un lieu réconfortant où l’élaboration d’une soupe au poisson devient une véritable leçon de vie. Et d’écriture. «  Il y a un rapport très proche entre la cuisine et l’écriture, affirme Laferrière. On réunit des éléments disparates qui ont un goût unique et à la fin, ça donne quelque chose de neuf qui n’existait pas. Quand on baisse le feu pour que la soupe repose, c’est comme lorsqu’on range le manuscrit dans un tiroir. Il faut maîtriser ses émotions, terminer le livre calmement, sans rien précipiter sinon on va rater le livre comme on pourrait rater un plat. »

Dany Laferrière a souvent parlé de sa grand-mère Da. Elle lui a inculqué un regard sur la vie qui ne l’a jamais quitté.

« Je lui dois mon héritage philosophique, dit-il. Les plus grands savants de l’Académie ne disent pas mieux que disait ma grand-mère. Même sur l’écriture. Elle avait une façon de dire qui était épurée, elle avait une distance dans son récit, elle racontait les choses comme elle les voyait. Sa poésie était tendre, lucide, concrète. Elle ne m’a jamais narré des contes chantés ou folkloriques. Mais elle pouvait croiser quelqu’un dans la rue et me lancer : “Tu sais, un tel, il n’a pas toujours été comme ça.” Puis elle racontait son histoire. Mon style vient de là. »

Explosions de couleurs

Sources d’inspiration et de rêveries, les peintres et les poètes haïtiens peuplent, eux aussi, l’univers intime de Dany Laferrière. « La peinture a toujours été évoquée dans mes livres, mais les tableaux n’étaient pas là, souligne-t-il. Je rêvais de les montrer. Dans ce livre, je cite des tableaux comme on cite des textes. »

C’est avec émotion qu’on découvre les couleurs vibrantes et chatoyantes des maîtres haïtiens. Comment se fait-il qu’ils soient exposés un peu partout dans le monde, mais qu’on les voie si peu ici, au Québec ? On rêve d’une grande exposition dont Laferrière serait le commissaire. « Il a été question d’une rétrospective avec Nathalie Bondil, la directrice du Musée des beaux-arts de Montréal, avance l’écrivain. On en parle depuis quelque temps. Cela se fera peut-être un jour. »

Ces tableaux révèlent un univers joyeux, exubérant, à mille lieues du désespoir qu’on attendrait d’un peuple si durement éprouvé. « Depuis 1963 et l’arrivée au pouvoir de Papa Doc, le discours sur Haïti est monopolisé par la dictature. Cela a pris tout l’espace, reconnaît Dany Laferrière. Or, le récit haïtien, ce n’est pas ça. La poésie, la peinture, la musique… tout ça est gai, vivant. Quand tu as faim, tu écris un poème et tu mets tout ce que tu veux manger dedans. »

Il estime que la richesse de l’art haïtien s’explique justement par l’intensité des épreuves que ce peuple a vécues. « C’est un cliché, mais c’est vrai : la peinture et la poésie disent beaucoup de l’âme haïtienne, poursuit Laferrière. On entend souvent les gens poser la question : mais comment se fait-il qu’ils ne soient jamais découragés ? Qu’ils se relèvent tout le temps ? La réponse est dans l’art. On s’est créé une mémoire parallèle. »

« Comme les enfants qui, lorsqu’ils sont tristes, vont jouer, l’art permet d’ouvrir une autre fenêtre. C’est une mémoire qui ne paralyse pas. »

— Dany Laferrière

Une vaste maison

Pour Dany Laferrière, Vers d’autres rives fait partie des livres qu’il a écrit pour colmater les brèches.

« Quand j’ai réalisé que mon père était absent de mes livres, j’ai écrit Pays sans chapeau, explique-t-il. J’ai écrit Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, car je n’avais pas dit ce que je voulais dire sur le Québec. Je voulais m’adresser aux Québécois avec ce livre. Il y a des moments comme ça où je pose des pierres. Je ne crois pas à un livre, je crois à une œuvre. Depuis le début, j’écris un seul livre. C’est une maison, et aujourd’hui, cette maison compte 31 pièces. »

« Ce livre, c’est comme si on prenait dans ses mains un fil électrique sans protection, ajoute l’écrivain. C’est du 220 volts en toute douceur. Si quelqu’un lit ce livre, il me lit. »

Dany Laferrière est au Québec jusqu’au 25 novembre. Le mardi 19 novembre à 17 h, Librairie du Square, rue Saint-Denis et le lundi 25 novembre à 18 h 30, Librairie Monet.

Il sera également présent tous les jours au Salon international du livre de Montréal.

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