La langue de l’art contemporain est plus que jamais l’anglais. Il suffit de voyager pour le constater. La vidéo est aussi de plus en plus prisée par les artistes contemporains. « On voit plus d’œuvres d’art vidéo en anglais qu’auparavant dans les musées et dans les centres d’artistes de Montréal », constate Lesley Johnstone, commissaire et conservatrice au Musée d’art contemporain de Montréal (MAC).
Cette présence grandissante de vidéos d’art en anglais dans les lieux d’exposition québécois n’est pas contraire à la loi. Julie Létourneau, porte-parole de l’Office québécois de la langue française, explique que « l’expression culturelle n’est pas visée par la Charte de la langue française ». Les œuvres d’art vidéographiques en anglais peuvent donc être légalement exposées sans être traduites.
L’été dernier, lors de la dernière Biennale internationale d’art numérique (BIAN), des vidéos étaient diffusées sans sous-titrage en français, dont celles de l’artiste mohawk Skawennati et du Britannique Ed Fornieles.
« Les artistes n’aiment pas voir de mots sur leur visuel, dit Alain Thibault, directeur artistique de la BIAN. Et je dois avouer que pour Skawennati, quand j’écoutais sa vidéo, je décrochais car je ne comprenais pas tout. »
« Une bonne réflexion à avoir »
Au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), lors de la Biennale de Montréal de 2016, l’Américain Kerry James Marshall avait refusé la traduction en français de sa bande dessinée que le musée avait fait faire. Pour comprendre la bédé, l’unilingue francophone devait se contenter de panneaux explicatifs.
Actuellement, le MBAM projette Liminals, de l’artiste canadien Jeremy Shaw, une vidéo diffusée en anglais seulement et parfois difficile à saisir car Shaw a voulu donner l’impression d’un vieux film tourné en 16 mm.
En entrevue, il convient que l’anglais est un peu « abrasif » dans Liminals pour un public non anglophone.
« Je souhaitais que les personnages aient l’air d’être d’un autre temps. Des sous-titres auraient interféré avec cette impression. »
— L’artiste Jeremy Shaw à propos de son œuvre Liminals
La directrice générale du MBAM, Nathalie Bondil, estime que la question de la traduction est « une bonne réflexion à avoir ». « Ça dépend de l’œuvre, dit-elle. Pour Liminals, on ne peut pas mettre de surtitrage, comme à l’opéra. Ce ne serait pas possible, compte tenu des exigences de l’artiste par rapport aux conditions de présentation. Et ça interférerait avec l’intégrité de l’œuvre. Par contre, on pourrait traduire le propos et le mettre sur des feuillets pour la visite. Je vais y réfléchir. »
Les feuillets de Manifesto
La traduction des textes sur des feuillets est la solution que le Musée d’art contemporain a choisie pour Manifesto, l’œuvre impressionnante de l’Allemand Julian Rosefeldt, actuellement à l’affiche au MAC. L’actrice australienne Cate Blanchett y déclame en anglais des extraits de manifestes artistiques célèbres.
Des feuillets plastifiés contenant la traduction de ces extraits ont été placés près des 12 écrans de diffusion de Manifesto ou sont vendus pour le prix de 1 $ à la boutique du musée. Le MAC estime qu’il aurait été trop coûteux d’imprimer ces extraits et de les rendre disponibles pour tous les visiteurs.
Ces traductions sont nécessaires afin de bien comprendre Manifesto, une œuvre complexe, compte tenu de l’accent de l’actrice, de la rapidité de son jeu et de l’aspect touffu du texte. Pour pleinement apprécier les 12 films de Julian Rosefeldt, il faut en effet être capable de saisir les relations très subtiles, et parfois humoristiques, qu’il a établies entre le texte et l’image.
« Même pour un anglophone, cela peut être difficile de comprendre car Manifesto est une œuvre exigeante qui demande une grande attention », dit Lesley Johnstone. La conservatrice du MAC dit que le musée est « hyper sensible » à ce problème de vidéos diffusées seulement en anglais qui génère régulièrement des plaintes des visiteurs.
Lors de l’exposition de l’Islandais Ragnar Kjartansson, en 2016, le musée avait reçu bien des reproches à propos d’une de ses vidéos projetées en anglais.
« On ne pouvait pas tout traduire, donc on avait fait des synopsis, comme on l’a fait aussi pour l’expo de Lizzie Fitch et Ryan Trecartin, dit Lesley Johnstone. Chaque fois, on se demande comment on peut rendre le contenu disponible en français. La réflexion se fait avec les artistes. Pour Manifesto, Julian n’a pas voulu de sous-titrage. Pour des raisons visuelles et à cause de la complexité de la synchronisation des images. »
La médiation est clé
Selon Annie Gauthier, directrice des collections et de la recherche au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ), la médiation est la clé pour toute présentation qui implique la question linguistique. « On ne doit pas s’aliéner une partie de notre public, dit-elle. Une œuvre d’art sert à communiquer quelque chose. Si on n’y comprend rien, il y a un problème. »
La langue d’expression de la vidéo d’art peut devenir un critère quand on considère l’exposition d’une œuvre, croit d’ailleurs Louise Déry, directrice de la galerie de l’UQAM.
« Si je programmais une expo avec un contenu à 100 % en anglais, j’aurais certainement des réactions. »
— Louise Déry, directrice de la galerie de l’UQAM
« En même temps, notre public cible, c’est les jeunes. Ils doivent apprendre l’anglais, précise-t-elle. Donc, c’est une préoccupation, cela prend des solutions ou sinon on n’expose pas. »
La fondation DHC/ART expose en ce moment des œuvres de l’artiste slovène Jasmina Cibic. Un des films est seulement en français et deux autres, Nada : Act III et Tear Down and Rebuild, uniquement en anglais, sans sous-titrage. La commissaire Cheryl Sim assure qu’une traduction a été effectuée et sera bientôt disponible.
Enfin, chez Vox, un centre d’artistes montréalais, on ne traduit pas les vidéos d’art systématiquement. À cause du coût. « Cchaque fois, on essaie de trouver des solutions, dit Marie-Josée Jean, directrice de Vox. On a ainsi diffusé une œuvre de Skawennati destinée à un jeune public, en français et en anglais, après avoir obtenu le financement nécessaire. »
Au moment d’écrire ces lignes, l’entretien avec Skawennati diffusé sur le site de Vox était toutefois seulement en anglais. « Mais il sera sous-titré », assure Mme Jean.