Chronique

Place aux femmes

C’est une vieille chanson de Patrick Bruel. Elle raconte l’histoire d’une bande d’amis qui se sont donné rendez-vous pour leurs 30 ans, « sur les marches de la place des Grands Hommes ».

À tout coup, cette chanson me rappelle qu’il y a partout dans les villes du monde, y compris à Montréal, des monuments, des parcs, des squares et des places consacrés aux grands hommes. Les grandes femmes, elles ? Plus souvent qu’autrement, absentes, invisibles, oubliées, effacées, jamais nommées ou si peu. Les grandes femmes ont traversé le temps et les villes, sans laisser de traces et surtout sans que personne ne s’en préoccupe.

À Montréal, les places, parcs ou édifices qui portent le nom d’une femme représentent seulement 6 % de l’espace public, une goutte d’eau dans l’océan des héros masculins.

C’est pourquoi le projet Toponym’Elles lancé par Manon Gauthier, responsable de la culture et du patrimoine à la Ville de Montréal, dans le cadre du 375e anniversaire de la métropole, arrive à point nommé, même s’il a fallu attendre jusqu’en 2016 pour que cette idée toute simple fasse son chemin.

D’ici 2017, les Montréalais sont invités à alimenter et à enrichir une liste de 375 noms de femmes qui ont d’une manière ou d’une autre marqué l’histoire de la ville. J’ai fait l’exercice et j’ai rapidement découvert qu’il n’allait pas de soi.

Au-delà des incontournables que sont les Jeanne Mance, Marguerite Bourgeoys, Marie Gérin-Lajoie, Irma LeVasseur, Thérèse Casgrain, Idola Saint-Jean ou Justine Lacoste-Beaubien, on se rend compte que les noms de femmes marquantes nous échappent. Il y a l’oubli, la méconnaissance et l’ignorance pure qui s’en mêlent. Comment se souvenir de ce dont on n’a jamais entendu parler, de ce qui n’a jamais été porté à notre attention, de ce qui ne nous a pas été transmis et qui d’une certaine manière semble n’avoir jamais existé ?

À cet égard, L’histoire des femmes du Québec depuis quatre siècles, livre paru en 1982, mais revu et mis à jour, m’a été d’un précieux secours. J’y ai découvert les premières femmes écrivaines, romancières et journalistes de Montréal, des femmes la plupart du temps instruites et issues de la bourgeoisie qui, entre leurs enfants, leur mari et leurs tâches domestiques, prenaient la plume pour raconter leur réalité. J’ai choisi cinq noms que j’espère un jour croiser, au détour d’une rue, d’un monument ou qui sait, sur les marches de la place des Grandes Femmes, quelque part à Montréal.

ROSANNA ELEANOR LEPROHON

Auteure et poète d’origine irlandaise, née le 12 janvier 1829 à Montréal. À 17 ans, elle publie son premier recueil de poèmes et à 22 ans, elle épouse un Canadien français, le docteur Leprohon qui lui fera 13 enfants, mais qui sera sa source d’inspiration pour une série de romans publiés dans les deux langues et portant sur la réalité et le quotidien du Canada français de l’époque.

LAURE CONAN

Née à La Malbaie le 9 janvier 1845 sous le nom de Marie-Louise Félicité Angers. À 33 ans, elle prend le pseudonyme de Laure Conan pour faire paraître des nouvelles puis Angéline de Montbrun, le premier roman psychologique de la littérature québécoise, ce qui lui vaudra la renommée d’un côté, et les remontrances de l’abbé Casgrain de l’autre.

ROBERTINE BARRY 

Née le 26 février 1863 à L’Isle-Verte, écrivant sous le pseudonyme de Françoise et considérée comme la première femme journaliste canadienne-française. Elle a même fondé son propre journal, Le Journal de Françoise. Notre ancêtre, quoi ! Féministe, libre penseuse, n’hésitant pas à critiquer le clergé, elle appartient au siècle nouveau comme l’écrivent les historiennes du Collectif Clio.

JOSÉPHINE DANDURAND 

Née le 5 décembre 1861 à Saint-Jean, sous le nom de Joséphine Marchand. En 1893, après avoir épousé Raoul Dandurand, elle fonde la revue littéraire Le coin du feu. Ses intentions sont nobles : relever le niveau intellectuel des Canadiennes françaises. Elle mène la revue avec aplomb et y tient la chronique « Travers sociaux », qui critique en douce les travers de la bourgeoisie de l’époque.

JOSÉE YVON

Poétesse de la nuit et des excès, née rue Ontario à Montréal le 31 mars 1950. C’est la « wild card » de mon jeu, une fée des étoiles venue de l’enfer, auteure de Filles commandos bandées, Travesties-kamikaze et de La chienne de l’hôtel Tropicana. Avec Denis Vanier, elle formait un couple maudit. Elle est morte du sida en 1994, Vanier, six ans plus tard. Mais lui a un parc à son nom et pas Josée Yvon. Il serait peut-être temps d’y voir.

Chroniques

Montréal au féminin

Le constat est accablant : les femmes sont cruellement sous-représentées dans la toponymie de Montréal. Pour pallier ce problème, la Ville vient de créer Toponym’Elles, une banque de 375 noms mettant en valeur la contribution des femmes dans l’histoire de la métropole. Nos chroniqueurs Nathalie Petrowski et François Cardinal proposent à leur tour 10 noms qui méritent de passer à la postérité.

Chronique

Pour en finir avec la ville « sexiste »

J’aime les noms de rues. Ils disent souvent plus sur une ville que le nom de la ville.

Prenez « Brossard ». Le nom dit qui l’a fondée, George-Henri Brossard, mais c’est tout. Alors que les noms de rues, cordés en ordre alphabétique, donnent un bon indice du moment de sa fondation : dans les années 60, décennie des grandes planifications urbaines imposées d’en haut.

Prenez « Boucherville ». Même chose, le nom rappelle le premier bâtisseur, Pierre Boucher. Alors que les noms de rues disent que c’est une ville plusieurs fois centenaire (noms de saints, de seigneurs, particules nobiliaires), attachée à son histoire (noms de villes et provinces de France), qui a connu une expansion au XXe siècle (noms de compositeurs contemporains, présence du « Quartier Harmonie »…).

Ce qui nous amène à « Montréal », un nom qui réfère à la topographie de la ville, mais qui ne nous en dit guère plus, là encore. Alors que les noms de rues nous parlent davantage des valeurs de la métropole, de ses bâtisseurs, de sa culture, de sa dualité linguistique.

Et plus encore, ce que ces noms de rues nous disent, c’est que Montréal est… sexiste. À peine 6 % des 6000 toponymes de Montréal représentent des femmes ! Tout de même honteux : les noms de rues, de places et de parcs disent le contraire de ce que nous sommes, à savoir une société parmi les plus égalitaires.

Très bonne initiative, donc, que cet appel lancé aux citoyens par l’administration Coderre pour créer une banque toponymique féminine. Jolie façon de répondre à un problème soulevé dès 2014 par Projet Montréal.

Allez-y donc ! Sortez crayon et calepin, puis notez des noms de femmes (disparues depuis plus d’un an) qui méritent de passer à la postérité. Vous verrez, l’exercice est fascinant.

Les premiers noms qui vous viennent en tête ? Des chances qu’ils soient déjà gravés dans la mémoire.

Il y a une place et une rue Marcelle-Ferron. Il y a un parc et une rue Irma-LeVasseur. Il y a des parcs au nom de Jehane Benoît, Judith Jasmin, Lucille Teasdale, Idola Saint-Jean, Madeleine Parent, Jeanne Sauvé, Simonne Monet-Chartrand. Il y a des rues Rose-Ouellette et Léa-Roback. Des avenues Gabrielle-Roy et Thérèse-Casgrain. Il y a une piste cyclable Claire-Morissette et une place en souvenir des victimes de Poly.

Malgré la sous-représentation féminine, il faut donc creuser. Trouver des femmes comme Marie-Claire Kirkland-Casgrain et Henriette Dessaulles. Ramener à la mémoire des pionnières, comme Elizabeth C. Monk et Suzanne R. Fillion. Rappeler la contribution de femmes comme Cairine Wilson et Hélène Pedneault.

Vos choix, donc, quels sont-ils ? Voici les miens…

NELLY ARCAN

Une bibliothèque porte le nom de Nelly Arcan à Lac-Mégantic, mais toujours rien à Montréal. Pourtant, la résidante du Plateau a marqué de manière indélébile le monde des lettres de la métropole, à la fois par ses livres et ses chroniques publiées dans l’hebdomadaire Ici Montréal. Avant de se donner la mort en 2009, à 36 ans, l’auteure s’est aussi fait connaître à l’étranger, notamment grâce à son roman Putain, en lice pour les prix Médicis et Femina.

LES BELLES-SŒURS

« J’veux arriver à quequ’chose dans’vie, vous comprenez, j’veux arriver à quequ’chose ! » Les belles-sœurs ont marqué Montréal comme peu de gens (en chair et en os) ont réussi à le faire. Les personnages de la pièce de Michel Tremblay sont étroitement liés au Plateau des années 60, mais plus largement, aux femmes des quartiers ouvriers, à leur joual, leurs habitudes… et leurs timbres à coller. À leur manière, elles ont apporté une contribution inestimable à la société.

ANNIE MACDONALD LANGSTAFF

Histoire méconnue, mais ô combien intéressante. En 1914, Annie Macdonald Langstaff obtient son diplôme de droit de McGill, mention First-Class Honours. Et pourtant, le Barreau du Québec lui interdit de passer les examens… et donc de devenir avocate. Elle s’adresse à l’Assemblée législative et aux tribunaux, mais est déboutée en Cour supérieure puis en Cour du Banc du roi. Par sa quête, elle a ouvert la porte à l’accession des femmes à la profession en 1941… sans jamais y accéder de son vivant.

MONIQUE FITZ-BACK

Il y a peut-être plus d’enfants que d’adultes qui ont entendu le nom de Monique Fitz-Back. Cette enseignante est la cofondatrice des Établissements verts Brundtland, un mouvement lancé en 1993 qui regroupe aujourd’hui pas moins de 1400 établissements scolaires. Par ce geste, cette syndicaliste a voulu partager ses valeurs : solidarité, pacifisme, développement durable. Celle qu’on a qualifiée de « militante-ardente » et de « pasionaria de l’humanitude » est disparue en 2005.

MICHELLE TISSEYRE

Pionnière de la télévision, Michelle Tisseyre a marqué des générations de journalistes, notamment en devenant la première femme à présenter le Grand Journal à Radio-Canada et l’animatrice du tout premier talk-show au pays. Et après avoir pratiqué le métier pendant 30 ans, elle est devenue traductrice, ce qui lui a permis de gagner rien de moins que le Prix littéraire du Gouverneur général. Elle est retournée aux études à 88 ans, puis est morte quelques années plus tard, en décembre 2014.

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