Saint-Casimir — Le maire du village de Saint-Casimir se souvient très bien de l’allure de la rue Principale quand il était enfant. Il se rappelle le magasin de jouets où il aimait aller. Il se souvient de la bijouterie, de la banque, du coiffeur, du cordonnier, du marchand d’appareils électroniques…
« Il y avait un commerce pratiquement à toutes les adresses », se souvient Dominic Tessier Perry, 48 ans.
Puis, comme dans la chanson des Colocs, « il est tombé une bombe sur la rue Principale ». L’élément déclencheur n’a pas été l’arrivée d’un « centre d’achats », mais plutôt le développement d’une nouvelle artère commerciale plus pratique pour la voiture, loin du centre et de la vieille église.
Les commerces se sont mis à fermer ou à déménager. Même l’épicier a plié bagage. Le cœur du village s’est quasiment éteint, comme à plusieurs endroits au Québec.
Il est resté une taverne, plantée en face de l’ancien cinéma. Jusqu’à il y a deux ans, le cinéma était vide et à vendre. C’était une sorte d’éléphant blanc au cœur du village, un rappel de son passé prospère.
Puis, en 2016, une bande de jeunes trentenaires originaires du coin ont décidé de reprendre l’ancien cinéma. Dans un scénario qui se répète depuis quelques années aux quatre coins du Québec, ils ont décidé d’y faire de la bière. Et ça a marché.
« Au début, on pensait partir une brasserie avec de la job pour deux brasseurs. On n’avait aucune idée de l’ampleur que ça allait prendre », explique Maxime Naud-Denis, 32 ans, un des cofondateurs de la Microbrasserie Les Grands Bois. « Là, on est rendus à 11 employés à temps plein. »
L’ancien cinéma est devenu une brasserie et une salle de spectacle où Patrick Watson, Half Moon Run, Cat Empire et Les Cowboys Fringants se sont produits. L’Ivoirien Tiken Jah Fakoly aussi a fait un show ici, à Saint-Casimir.
Les gars des Grands Bois organisent aussi un festival de la bière qui attire chaque été 3000 personnes dans la vieille rue Principale. Le cœur du village s’est remis à battre.
Produire en région
Le secteur des microbrasseries explose au Québec depuis dix ans, c’est bien connu. La croissance a même accéléré dans les cinq dernières années.
« Regarde, je vais te donner une idée de la vitesse de la croissance », lance au bout du fil Pierre-Antoine Morin, cofondateur de la première microbrasserie toujours en activité sur la Côte-Nord, St-Pancrace.
« Nous, on a cinq ans et on a le permis numéro 98. Et il n’y a pas longtemps, le permis numéro 210 a été accordé. Ç’a pris 25 ans pour se rendre au chiffre 100, et là, ça vient de prendre cinq ans pour se rendre à 200. La courbe donne le vertige. »
— Pierre-Antoine Morin
Au moment d’écrire ces lignes, il y avait 217 permis de brasseurs au Québec, si on inclut les trois acteurs les plus importants (Labatt, Molson et Sleeman).
Ce qui frappe, c’est le nombre de brasseurs qui ont choisi de s’installer en région ou dans des villages : 60 % des 217 brasseries sont dans des localités de moins de 100 000 habitants ; et près du tiers ont pignon sur rue dans des villes et villages de 10 000 habitants et moins.
Tout ce secteur qui a créé des milliers d’emplois en région n’existait tout simplement pas il y a tout juste 15 ans. À l’époque, en région, on buvait de la bière brassée à Montréal. Les camions livraient les caisses et repartaient sans laisser beaucoup de retombées derrière eux.
« C’était Montréal et compagnie qui fournissaient la bière. C’était Molson, Labatt et compagnie, pis à travers de ça, il y avait quelques spéciaux qui buvaient de la Boréale et de la RJ », se souvient Francis Joncas, cofondateur de Pit Caribou.
En 2007, il a ouvert la première microbrasserie en Gaspésie.
« Les gens me regardaient comme un extraterrestre. Les microbrasseries, dans l’est du Québec, c’était inconnu. Les gens me disaient de faire attention, que j’allais perdre ma maison. » — Francis Joncas
Il y a maintenant sept « micros » en Gaspésie. Il s’agit de la région du Québec avec le plus de brasseries par habitant dans la province.
M. Joncas estime que les microbrasseries gaspésiennes ont créé 300 emplois. Pit Caribou, à elle seule, a une quarantaine d’employés en Gaspésie, sans compter le pub de Montréal.
« On pompe l’argent à Montréal et on le ramène en Gaspésie, au lieu du contraire », dit en rigolant le brasseur en parlant de son adresse dans la métropole.
« Les microbrasseries sont un vecteur de développement incroyable. Y’a plein d’industries qui se développent autour, comme les malteries. On est rendu avec deux houblonnières en Gaspésie, dit le cofondateur de Pit Caribou. C’est une microéconomie incroyable pour les régions, et les gouvernements le savent. »
Au-delà des emplois
L’impact de cet essor ne se limite pas aux emplois. La multiplication des microbrasseries aide à changer l’image des régions, estime l’ancien leader paysan Roméo Bouchard, qui a écrit plusieurs ouvrages sur le développement régional.
« Je pense que ça change la vision du Québec qu’ont les Montréalais. On a énormément besoin de ça. Parce que tout l’imaginaire des régions se fait à partir de Montréal », note M. Bouchard en entrevue.
« Les gens viennent en région, voient des choses comme ça et se disent : “Wow, le Québec, c’est autre chose.” Ce qu’on appelait le “Québec profond” est beaucoup plus créatif que l’on croyait. »
— Roméo Bouchard
Près de chez M. Bouchard, à Saint-André-de-Kamouraska, la microbrasserie Tête d’allumette brasse de la bière et a ouvert un pub sur le bord du fleuve. « Ils ont gagné la clientèle locale, pas seulement les touristes. Alors ils ne ferment pas pendant l’hiver, et c’est un point de rencontre pour les gens du coin », note-t-il.
Plusieurs microbrasseries ont aussi une offre culturelle, comme Les Grands Bois à Saint-Casimir, avec ses spectacles dans l’ancien cinéma.
« Pourquoi les gens sont tant partis des villages ? Je pense que c’est parce que l’offre culturelle et sportive était limitée, lance Mathieu Tessier, cofondateur des Grands Bois. Si tu n’aimais pas le hockey, le baseball, le chansonnier ou l’hommage à Metallica, t’étais mal pris ! Les gens sont juste partis. Mais là, on commence à avoir une meilleure offre. »
Aujourd’hui, les quatre associés derrière la brasserie St-Pancrace partent s’isoler à Havre-Saint-Pierre. Ils ont besoin de prendre quelques jours loin des cuves pour réfléchir aux prochaines années. La croissance les a surpris : ils ont atteint leurs objectifs sur dix ans en seulement cinq ans.
Ils ont maintenant 35 employés et un pub à Baie-Comeau où ils servent du maquereau mariné et des bourgots du coin.
Cette croissance effrénée des micros les effraie-t-ils ? Ont-ils peur d’un certain effet de mode, qui pourrait disparaître du jour au lendemain et faire mal aux économies locales ? Pas le moins du monde.
« Les micros, ça s’inscrit dans un contexte beaucoup plus large pour le local, lance Pierre-Antoine Morin, de St-Pancrace. Les gens sont intéressés de savoir d’où vient ce qu’ils mangent, ce qu’ils boivent et même qui le produit. Ce n’est pas une mode. C’est là pour rester. »