Chronique

S’ils n’existaient pas

« Je ne sais pas ce que je ferais si j’étais à ta place. »

« Moi, je ne pourrais pas vivre. Je préférerais mourir plutôt qu’être handicapé. »

C’est le genre de commentaires que l’on sert à Laurence Parent. Commentaires parfois blessants auxquels elle ne sait pas toujours comment répondre, surtout quand ils sont dits sans méchanceté.

Laurence est une jeune femme handicapée de 30 ans. Elle est étudiante au doctorat. Elle se déplace en fauteuil roulant. Elle se désole de voir qu’en 2016, les personnes handicapées sont encore perçues comme des gens dont il faut avoir pitié.

Laurence est cofondatrice de Québec accessible, un groupe citoyen qui vise à faire adopter une loi québécoise plus coercitive en matière d’accessibilité et d’inclusion des personnes handicapées. Elle a été interpellée par le troublant reportage de Radio-Canada sur les questions éthiques soulevées par le programme de dépistage de la trisomie 21. Des parents qui ont choisi de poursuivre la grossesse y dénoncent le manque de soutien et les préjugés auxquels ils font face au sein du système de santé. Ils ont l’impression qu’on les pousse vers l’avortement, sans leur donner toute l’information nécessaire qui leur permettrait de faire un choix éclairé.

Pour Laurence, il y a là une forme de discrimination qu’on appelle le « capacitisme ». Le concept est encore peu utilisé en français (en anglais, on parle de plus en plus d’ableism).

« En tant que personne handicapée, je vis du capacitisme à tous les jours », dit-elle.

De quoi parle-t-on au juste ? On parle de discrimination fondée sur le handicap. Un handicap perçu comme une erreur ou un échec et non comme une différence acceptable ou enrichissante pour la société.

Selon cette logique, le monde appartient à ceux qui sont « capables », qui se conforment à une certaine norme sociale. Et tant pis pour les autres.

Selon cette logique, quoi qu’en disent eux-mêmes des parents d’enfants trisomiques qui, au-delà des difficultés, vivent aussi beaucoup de bonheur auprès d’eux, ces enfants sont vus uniquement comme des fardeaux.

« Souvent, on présente la trisomie de l’enfant comme le problème et on ne va pas plus loin. On ne dit pas que la société a aussi un problème. On ne se soucie pas de remettre en question le fait que les services sont inaccessibles et qu’il faudrait peut-être changer tout ça », observe Laurence. On ne se demande pas non plus ce que l’on perdrait comme société si ces enfants n’existaient pas.

La logique économique derrière ce raisonnement est inquiétante. Le message insidieux qu’on envoie, c’est que ces enfants coûtent trop cher. « C’est vrai que d’un point de vue financier, donner naissance à un enfant handicapé appauvrit une famille, souligne Laurence. On l’a vu avec Parents jusqu’au bout dans les derniers mois. Il y a effectivement des coûts supplémentaires liés au handicap qui ne sont pas assumés présentement par l’État. »

Après des décennies de progrès, la situation semble se détériorer, note la doctorante, qui s’est intéressée de près à l’histoire d’exclusion et de discrimination des personnes handicapées. « Dans les années 80, il y a eu un décret signé disant que les personnes handicapées ne devraient pas payer pour les coûts supplémentaires liés au handicap. Différents programmes ont alors été mis sur pied. Mais avec les coupes et la vague néolibérale, il y a eu un blocage et même un recul. »

***

Au quotidien, pour Laurence, ce blocage se manifeste de façon très concrète par un système de transport encore mésadapté aux besoins des personnes à mobilité réduite. Montréal accuse beaucoup de retard en la matière. Si la tendance se maintient, il faudra attendre 2085 pour que le réseau de transports en commun y soit accessible, souligne la jeune femme, qui a fait son mémoire de maîtrise sur l’histoire du métro de Montréal. Elle a essayé de comprendre pourquoi le réseau, inauguré en 1966, n’était pas accessible alors que le Bay Area Rapid Transit de San Francisco, inauguré en 1970, l’est complètement. Au Québec, l’absence de mesures coercitives fait en sorte que les belles politiques d’inclusion restent trop souvent des vœux pieux, déplore-t-elle.

Laurence habite près de la station Fabre. Elle étudie à l’Université Concordia. Dans un monde idéal, le plus simple pour elle serait de prendre le métro de la station Fabre à la station Guy-Concordia. Mais ce n’est pas si simple. Il n’y a que neuf stations de métro accessibles aux personnes à mobilité réduite à Montréal. La station Fabre n’en fait pas partie. « Elle le sera peut-être en 2060, j’imagine ! »

Laurence a essayé le transport adapté. « L’enfer. » C’est ainsi que tout l’hiver, sous la neige ou dans le froid mordant, elle s’est rendue en fauteuil roulant jusqu’à la station Jean-Talon, accessible depuis un an. Elle y a pris la ligne orange jusqu’à Berri-UQAM. Puis, à Berri (qui n’est pas accessible sur la ligne verte), elle était obligée de sortir pour poursuivre encore sa route en fauteuil roulant.

Pour le commun des mortels, ce manque d’accessibilité n’est pas considéré comme une forme de discrimination. Mais pour Laurence, ce l’est assurément.

La discrimination, Laurence la voit aussi dans la façon dont on dépeint les personnes handicapées. Dans les mots qu’on emploie qui trahissent bien souvent une conception misérabiliste. « Dans les médias, on va souvent lire qu’une personne est “clouée” à un fauteuil roulant ou “confinée” à son fauteuil roulant… »

« On tombe facilement dans le discours simpliste de la pitié ou de la charité contemporaine… On préfère se donner bonne conscience en faisant des petites choses sans jamais s’attaquer aux problèmes à la source. »

— Laurence Parent

S’attaquer aux problèmes à la source, cela veut dire aborder de front ces questions taboues et compliquées, sans pitié ni sentimentalisme, en donnant la parole aux principaux intéressés.

Autour d’elle, des amis commencent à avoir des bébés. La première question que l’on pose, c’est : « Le bébé est-il en santé ? » « Je comprends les préoccupations des parents. C’est compliqué. C’est sûr que personne ne dit : “Ah ! J’espère que mon enfant va être handicapé…” Ce n’est pas ce que je dis. Mais dans ma position, ça me fait toujours un petit quelque chose de sentir que si le fœtus présente quelque condition que ce soit, il y aura moins de joie et peut-être même que l’enfant ne naîtra pas. »

« C’est sûr qu’en tant que personne handicapée, c’est quelque chose qui est difficile. Surtout quand cela vient de gens de l’entourage qui, pourtant, nous adorent et ne voudraient vraiment pas qu’on ne soit pas là. »

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