Opinion

N’ayez pas peur de lire ceci

C’est un jeudi ordinaire.

Nous sommes dans la salle d’attente d’un point de service du gouvernement du Québec. Des rangées de citoyens patientent pour faire renouveler leurs cartes d’identité. Certains calmes, d’autres pas vraiment, leur trop-plein de stress étant plus ou moins sublimé. On dirait qu’ils attendent un radeau de fortune pour migrer en Grèce. Une tension domine.

On se demande de quoi, en quoi et pourquoi ils s’inquiètent.

Mais on n’aura pas de réponse. Ni Charybde ni Scylla, c’est cela l’anxiété. C’est une peur qui vous serre la gorge au lieu de répondre à la question qui pourrait faire mal.

Ici, presque personne ne lit ni ne tricote ni ne discute. Courbés sur leurs téléphones, discrètement agités, les corps sont crispés, les ongles rongés.

Aussitôt leur numéro appelé, ces citoyens impatients sursautent, comme extirpés de leurs ruminations, de leurs obsessions. Singes nus, hommes sans qualités, femmes au bord de la crise de nerfs, je les observe, comme s’ils n’étaient que des statistiques.

Qui sont ceux qui ont eu une bonne mère ? Lesquels se soucient de leurs microbiotes ? Qui n’a pas pu terminer son secondaire ? Lesquels ont été agressés, ont vécu un incident raciste ? Lesquels seront des 200 000 nouveaux cas de cancer diagnostiqués au Canada chaque année ? Lequel croit encore s’en sauver grâce à son collier de noisetier ? Qui mourra d’une maladie de Lou Gherig, dans son lit ou ailleurs… en Suisse ?

Enfin, qui a peur de Virginia Woolf, vraiment peur ?

Dans toutes ces extrapolations, c’est bien au chapitre de la peur que je risque le moins de me tromper. Les gens sont de plus en plus inquiets d’eux-mêmes et capables d’inquiéter les autres par leurs propres inquiétudes. Les données américaines, européennes, asiatiques, positionnent les peurs, phobies, compulsions, reviviscences traumatiques, bref l’anxiété sous toutes ses manières, comme l’une des plus malheureuses promesses tenues par la modernité.

Est-ce vraiment une roséole, pourquoi ce ne serait pas une méningite ? Le Centre Bell pourrait-il être un futur Manchester Arena ? Fiston a-t-il une Cote R suffisante pour son admission universitaire ? Est-ce que les géraniums transmettent la maladie de Lyme ? Même la série télé House of Cards semble tabler sur la peur pour sa nouvelle saison.

Tandis qu’une moitié de la terre crève de faim ou se tire dessus, l’autre moitié a peur de crever de faim ou qu’on lui tire dessus.

Ne souriez pas !

C’est à mon tour d’être photographié pour parfaire mon identité sociale.

La consigne est claire. Le sourire déformerait le visage. Depuis les invasions barbares, le passeport exige de nous un air de bœuf. Il en va désormais de même pour la carte-soleil et le permis de conduire. Je suis tout sourire sur mes anciennes cartes, je serai moribond sur la nouvelle.

« C’est à la couleur de l’évolution de notre système de santé ? », un gars s’essaye.

Pas de réponse. On ne sourit pas ici. On ne niaise pas non plus. Un record de ventes pour 1984, mais c’est maintenant notre vie réelle qui est devenue une dystopie. Lorsque soudain, un espoir jaillit, mon préposé qui grommelle : « Je m’excuse, Monsieur, d’avoir l’air que j’ai et de l’air que je vous oblige d’avoir. Vous êtes docteur, je pense ? On vient de me diagnostiquer de l’anxiété. Mon médecin de famille veut me prescrire des pilules. Vous en pensez quoi ? »

Faites exactement comme votre médecin vous dit, sans quoi vous risqueriez qu’il vous désinscrive !

N’empêche, psys, psychothérapie, médication anxiolytique ou antidépressive, de nombreuses approches efficientes existent pour contrôler les troubles anxieux. Aussi, différentes techniques de détente ou d’action sur le corps et l’esprit ont successivement pu trouver leur validation scientifique avec l’aval des plus sceptiques, le yoga par exemple, la rétroaction offerte par le biofeedback ou la méditation pleine conscience, si tendance qu’elle est dorénavant installée au sein du curriculum des étudiants en médecine.

Le monde est-il dangereux ?

Deux talons d’Achille condamnent néanmoins nos sociétés à devoir transiger avec la montée persistante de l’anxiété.

D’abord, une incompréhension systémique de la définition de l’anxiété. Où tracer la frontière entre le stress salvateur, moteur, créatif et celui qui assomme, dérange et conduit aux malaises envahissants et paralysants ? En élargissant ses critères dans son plus récent manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le DSM-V, l’Association des psychiatres américains a certainement contribué à relâcher la conjoncture de l’anormalité. Tant et si bien que le trouble ainsi légitimé finit maintenant par triompher partout où il est susceptible de s’installer.

Sous prétexte que son enfant était apparemment phobique, les médias nous faisaient récemment entendre une mère de famille qui exigeait que soient annihilées toutes les présentations orales du cursus scolaire. Le nouveau président Emmanuel Macron n’est certainement pas devenu l’orateur qu’il est sans avoir un jour trébuché. C’est à l’école que l’enfant apprend qu’il ne peut pas tout avoir.

Autre talon vulnérable, notre incapacité chronique à prévenir l’insécurité affective chez les enfants.

Près de la moitié des enfants de 18 mois ne sont pas complètement apaisés. La plupart ne souffriront pas de troubles anxieux, mais tous ceux qui auront été amenés à croire que le monde était dangereux transporteront, avec leur génétique et les aléas de la vie, une affinité particulière avec l’anxiété.

« Depuis que la psychologue m’a soigné le motton, me confiait une petite fille, je me sens mieux, mais plus seule. » L’anxiété est une amie qui s’incruste comme une mauvaise fréquentation.

Plus tard, le soulagement de la détresse des ados anxieux, telle qu’abordé dans le numéro de juin du magazine L’actualité, passera, bien sûr, par l’école et la comptabilisation des heures consacrées au monde virtuel, mais surtout par des actions concertées pour protéger les premiers temps de la vie ainsi que par des retours à la case départ : le sport, l’histoire, la culture, l’art, l’environnement, voire, sans crucifix obligé, la spiritualité.

En repassant par la salle d’attente, je remarque un enfant terrible qui se soulage en empilant sa collection de hand spinners. Son cerveau encore malléable est une expectative.

Je n’en attends pas autant de mes cartes d’identité à recevoir par la poste.

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