Chronique

Chercher la femme (et ne pas la trouver)

Trouver la femme : voilà le titre choisi par le directeur artistique des Grands Ballets, Ivan Cavallari, pour résumer sa prochaine saison.

J’en ai immédiatement déduit qu’après avoir longtemps cherché la femme, les Grands Ballets l’avaient enfin trouvée. Eurêka ! Sortez le champagne ! Bienvenue au XXIe siècle.

J’avais même imaginé que les ballets présentés la saison prochaine mettraient enfin en vedette des femmes fortes et combatives plutôt que les éternelles victimes qui, par amour pour un homme, finissent toujours par se suicider ou par devenir folles. Et que cette ode à la femme promise par le directeur artistique ferait une belle place, voire une place tout court, à des femmes chorégraphes.

J’avais tout faux et le directeur artistique Ivan Cavallari, encore davantage. Car son ode à la femme n’était en fin de compte qu’une formule publicitaire creuse, voire une entreprise de récupération du mouvement #moiaussi tournant à vide.

Pour une rare fois, le milieu de la danse est sorti de son habituel mutisme pour dénoncer le sexisme d’une programmation où on ne compte qu’une seule femme chorégraphe et où, ironiquement, trois chorégraphes masculins signent la pièce de résistance de la prochaine saison : le spectacle Femmes.

En apparence, la protestation et la pétition qui en a découlé ont porté leurs fruits puisque hier le directeur artistique s’est excusé, a reconnu son erreur et a proposé Parlami d’amore – Parlez-moi d’amour comme nouveau titre du spectacle Femmes.

Nous vous avons entendus, a lancé Cavallari, croyant que tout était réglé. Or, dans les faits, rien de rien n’est réglé, et ce, bien qu’un des trois chorégraphes masculins, le Français Medhi Walerski, ait démissionné en se disant douloureusement conscient du manque de représentation et du manque de prédominance des femmes dans le milieu de la danse.

Sa démission offrait l’occasion idéale au directeur artistique de faire amende honorable et d’engager sur-le-champ une femme chorégraphe.

Mais non.

Sitôt le démissionnaire parti, le directeur artistique s’est empressé d’offrir le projet à un autre chorégraphe masculin. Pourquoi ? Parce que des démarches ont été entreprises auprès de trois femmes chorégraphes pour un autre spectacle en écho à celui-ci, mais qui aura lieu dans deux ans, sinon dans la semaine des quatre jeudis !

Autrement dit, prenez votre mal en patience, les filles. Un jour, votre tour viendra.

Mais sur quelle planète vit cet homme ? La planète du « je vous entends, mais je continue d’en faire à ma tête » ? La planète des gars d’abord et des filles après, s’il reste de la place ?

De deux choses l’une : ou bien le directeur artistique des Grands Ballets fait exprès et donne sciemment et volontairement dans la provocation. Il prétend pourtant le contraire. « Je n’ai voulu offenser personne », a-t-il soutenu dans le communiqué envoyé aux médias hier.

Ou bien il dit vrai en affirmant qu’il ne voulait offenser personne, et c’est encore pire. Ce serait la preuve que ce monsieur, qui ne dirige pas un bureau de comptables, mais une grande et vénérable institution culturelle, est sourd et insensible aux réalités de son époque et à la lame de fond qui fait trembler les colonnes du temple depuis des mois.

Pis encore : ce monsieur qui se targue, dans le programme de sa nouvelle saison, d’avoir trouvé la femme, n’a rien compris ni aux femmes, ni à leur prise de parole actuelle, ni au mouvement sans précédent qui les porte en ce moment !

Or, à titre de directeur artistique, à titre de créateur et d’artiste, n’est-il pas censé sentir ces choses-là avant qu’elles ne s’incarnent et n’arrivent sur la place publique ? N’est-ce pas ce que l’on demande aux artistes ? Qu’ils soient à l’avant-garde de leur société, pas à sa remorque ? Dans deux ou trois ans, il sera toujours temps d’inviter trois femmes chorégraphes à créer un spectacle aux Grands Ballets. D’ailleurs, pourquoi seulement trois ?

Mais en attendant, Monsieur le directeur artistique, on fait quoi ? On prend notre mal en patience, comme on le fait depuis des siècles ? Vous affirmez vouloir parler d’amour. Mais votre amour, pour l’instant, semble plus enclin à assujettir les femmes qu’à leur donner des ailes.

Danse

Les Grands Ballets s’excusent et rebaptisent un spectacle

À la suite d’une pétition de la chorégraphe Kathleen Rea demandant aux Grands Ballets « d’inclure des femmes créatrices » dans sa prochaine saison, le directeur artistique Ivan Cavallari s’excuse et modifie sa programmation.

La semaine dernière, les Grands Ballets ont annoncé leur programmation 2018-2019, « une ode à la femme ». Les femmes sont le thème principal de cette prochaine saison, mais une seule femme figure parmi les chorégraphes des spectacles qui seront présentés entre octobre 2018 et juin 2019. Trois hommes (Douglas Lee, Marwik Schmitt et Medhi Walerski) signent d’ailleurs les chorégraphies du programme triple intitulé Femmes.

« Quand j’ai vu que ce serait chorégraphié par trois hommes, ça m’a juste prouvé que rien ne changeait », dit Kathleen Rea, chorégraphe et danseuse torontoise, qui a lancé une pétition pour dénoncer l’absence de femmes parmi les chorégraphes de ce programme triple. Hier soir, elle avait récolté près de 3000 signataires.

Face à ces critiques, le directeur artistique des Grands Ballets, Ivan Cavallari, a décidé de changer le titre et le thème de son programme triple. Exit Femmes et place à Parlami d’amore, où il sera question d’amour et de vie.

« Je n’ai aucun problème à dire que je m’excuse. Si quelqu’un sent que je dois m’excuser, je le fais sans problème. Pour ce qui est de ma vision artistique, j’essayais d’avoir une cohérence et de donner la vision de trois hommes, pour ensuite [dans une autre saison] donner la vision de trois chorégraphes femmes. Ça, c’était déjà planifié », renchérit Ivan Cavallari en entrevue avec La Presse.

La créatrice de la pétition ne l’entend pas ainsi. « C’est maintenant que la marche des femmes a lieu. C’est maintenant que le mouvement #metoo se passe. C’est maintenant que nous vivons post-Weinstein », juge Kathleen Rea.

« C’est maintenant qu’il faut soutenir les voix des femmes, pas dans une éventuelle prochaine saison. »

— Kathleen Rea

Un chorégraphe se désiste

Malgré cette décision de changer le thème et le titre du programme triple, le chorégraphe français Medhi Walerski a décidé de se retirer du projet en guise de solidarité avec ses homologues féminines.

« Je ne pourrais pas assez répéter à quel point les chorégraphes femmes et les danseuses sont un des piliers les plus forts de mon travail. Malgré tout, je suis conscient du manque de représentation et du manque de prédominance qu’elles subissent tout au long de leur carrière. Et je ne le soutiens pas », a écrit Medhi Walerski à La Presse.

« Je soutiens fortement une plus grande présence des femmes comme chorégraphes. Je veux une plus grande participation des créatrices dans le milieu de la danse. »

— Medhi Walerski, chorégraphe

À ce propos, le directeur artistique des Grands Ballets se défend de ne pas engager de femmes à des postes clés. Il affirme que depuis son arrivée, en juillet 2017, il a demandé qu’une femme soit chef d’orchestre (Dina Gilbert) et il a engagé la chorégraphe Bridget Breiner pour L’oiseau de feu, présenté dès la semaine prochaine à la Place des Arts, ainsi qu’Annabelle Lopez Ochoa pour Vendetta : Storie di Maffia, qui sera à l’affiche en mai.

Et c’est la chorégraphe Cathy Marston qui signera L’amant de Lady Chatterley, spectacle d’ouverture de la saison 2018-2019 des Grands Ballets.

Ivan Cavallari a tout de même décidé de ne pas saisir l’occasion du désistement de Medhi Walerski pour engager une chorégraphe femme. Il persiste et signe : ce sera un programme triple par trois chorégraphes masculins.

« Je pense qu’il serait devenu un héros s’il avait mis une femme chorégraphe dans ce programme. Il aurait vraiment pu participer au changement. Ça aurait été incroyable. Je crois qu’il vient vraiment de manquer une opportunité et je suis triste, parce qu’il y avait tellement de potentiel », affirme Kathleen Rea.

Une ouverture

Ancienne première soliste aux Grands Ballets canadiens de Montréal, Émilie Durville concède que « par rapport à d’autres compagnies, c’est vrai qu’Ivan Cavallari emmène des femmes. Avant lui, Gradimir Pankov a occupé ce poste pendant 18 ans et il a seulement engagé une femme ».

Elle juge par contre que le problème de fond posé par la programmation 2018-2019 des Grands Ballets n’est pas réglé. « Même si le problème particulier était ce programme triple, le problème général est que 90 % des personnes qui vont créer sur cette saison qui a comme titre Ode à la femme sont des hommes », dit Émilie Durville, signataire de la pétition.

Depuis ses premiers pas au poste de directeur artistique des Grands Ballets, Ivan Cavallari martèle qu’il veut ouvrir la conversation. Il a fait le choix de mettre les femmes au centre de sa prochaine programmation parce que c’est un sujet chaud dans l’actualité.

« J’ai lancé une bombe et elle a explosé. »

— Ivan Cavallari, directeur artistique des Grands Ballets

« Ç’a fait l’effet que nous avions prévu. Bon, je ne pensais pas à ce point-là quand même… Mais je trouve ça très positif que cette bombe ouvre les dialogues. C’est ce que je souhaitais. Que les hommes et les femmes se regardent de nouveau et qu’ils remettent cette société en place. Comme en ce moment, toutes les femmes qui me reprochent ceci ou cela. C’est bien, ce sont de bons dialogues », avance le directeur.

Il entend d’ailleurs rencontrer Kathleen Rea le 12 mars pour poursuivre la conversation.

Une ouverture que la chorégraphe prend au sérieux : « C’est une chance de pouvoir discuter avec lui et j’ai encore l’intention de le convaincre d’engager une femme pour son programme triple », dit Kathleen Rea.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.