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Édition du 10 juillet 2019,
section ACTUALITÉS, écran 2
Les limites de ce qui peut être acheté en ligne ne cessent de s’élargir. Voilà qu’il est maintenant possible de se faire redresser les dents sans jamais rencontrer de dentiste ou d’orthodontiste, au moyen d’une trousse vendue sur l’internet. Et ce, à une fraction du prix exigé en cabinet. L’américaine SmileDirectClub, fraîchement débarquée au Québec, fait-elle craindre le pire aux professionnels des dents ?
Que ce soit dans le métro ou sur les réseaux sociaux, il est difficile ces temps-ci de ne pas tomber chaque jour sur les publicités du SmileDirectClub (SDC). « Nous redressons les dents pour jusqu’à 60 % moins cher que des broches », affirme l’entreprise, dont les traitements sont uniquement réalisés avec des gouttières similaires à celles d’Invisalign.
Même si le SDC est présent au Québec depuis quelques semaines seulement, il fait déjà jaser les professionnels des dents, affirme l’orthodontiste André Ruest, qui pratique à Longueuil.
« Je dirais qu’il y a deux camps. Ceux qui voient ça comme une menace et qui se disent qu’ils n’auront plus de job dans 10 ans, car tout va se faire en ligne. Et d’autres qui pensent que le modèle d’affaires n’est pas soutenable à long terme et qu’il ne faut pas trop s’inquiéter avec ça », résume celui qui se positionne dans le deuxième groupe.
À l’Ordre des dentistes du Québec (dont font partie les orthodontistes), le discours est loin d’être alarmiste. Cette « ubérisation de la pratique dentaire » était inévitable, selon Barry Dolman, président de l’Ordre, compte tenu des « avancements dans la technologie ».
Au départ, explique-t-il, les gouttières de type Invisalign ne permettaient aux orthodontistes que de traiter des cas très simples. L’expertise développée a ensuite permis aux dentistes de commencer à utiliser cet outil. « Maintenant, c’est la troisième vague. C’est le SmileDirectClub », qui a retiré du processus les visites chez un professionnel.
Cette façon de faire permet au SDC de casser les prix ; ses traitements sont vendus 2350 $, plutôt qu’entre 8000 $ et 9000 $ dans un cabinet de dentiste. Le Dr Ruest juge que cet écart « n’est pas frustrant », car « you get what you pay for », dit celui qui voit ses patients toutes les six à huit semaines pendant environ deux ans.
Les deux services ne sont pas comparables, juge aussi la Dre Isabelle Baillargeon, qui fait partie de la poignée d’orthodontistes ayant le plus d’expérience au Québec avec les traitements au moyen de gouttières.
« Ça ne suffit pas de juste mettre des gouttières. »
— La Dre Isabelle Baillargeon
Car sans l’expertise d’un professionnel, l’outil ne fonctionne pas à son plein potentiel et ne pourra traiter que des cas « très mineurs ». Ce n’est pas pour rien, ajoute-t-elle, qu’il y a « des tonnes de poursuites aux États-Unis » de la part de patients insatisfaits de leur traitement. Il y a aussi des dangers bien réels, affirment les orthodontistes interrogés pour ce reportage (voir onglet suivant).
La Dre Baillargeon jure que ses mises en garde ne visent pas à préserver son marché. Car en réalité, le SDC lui fait gagner des clients ! « Ça m’en amène, car ils font tellement de publicités sur les gouttières que j’ai plus de demandes qu’avant. Les gens ne connaissaient pas ça et là, ils s’informent. »
Le SDC « pratique illégalement la dentisterie », notamment lors de la prise des photos 3D dans ses cabinets, juge la Dre Ariane Lebuis. « Nous, l’Ordre nous tape sur les doigts si on délègue les scans et les prises d’empreintes à l’hygiéniste et eux, c’est fait par n’importe qui. »
« Il faut que l’Ordre fasse quelque chose ! Je trouve ça aberrant », s’indigne l’orthodontiste.
Son souhait pourrait se concrétiser. Selon nos informations, une plainte a été déposée au Syndic de l’Ordre par un orthodontiste.
Barry Dolman croit qu’il faut accueillir la technologie, qui offre « beaucoup de possibilités ».
« Il ne faut pas fermer cette porte, il faut l’ouvrir avec les yeux ouverts. […] Cette technologie existe aux États-Unis depuis plusieurs années et ça ne va pas disparaître. »
— Barry Dolman, président de l’Ordre des dentistes du Québec
« J’ai l’impression que la profession va changer radicalement », résume M. Dolman.
Chose certaine, l’arrivée d’un nouvel acteur essentiellement virtuel dans le monde de l’orthodontie (ce qui n’est pas sans rappeler ce qu’ont vécu les optométristes avec le début de la vente de lunettes en ligne) fait réagir.
« On ne s’attendait pas à ce qu’ils soient aussi agressifs au niveau du marketing », admet la Dre Baillargeon. Elle n’envisage pas pour autant de baisser ses prix. Pas plus que ses confrères Ruest et Lebuis.
Des cabinets offrent néanmoins des rabais substantiels sur les traitements Invisalign ces jours-ci. Le Groupe Dentaire Laval propose, « pour un temps limité », « 3000 $ d’épargne » sur le prix courant de 8895 $. Le propriétaire, Nicolas Wael, ne nous a pas rappelée pour nous dire s’il s’agissait d’une réponse directe aux bas prix du SDC.
Au centre-ville de Montréal, la clinique Savaris propose pour sa part un traitement Invisalign « pour corrections mineures (moins de 5 mois) » à 4500 $.
Sur Facebook, les publicités du SmileDirectClub visant le marché québécois suscitent des centaines de commentaires, surtout du scepticisme. Chaque fois, l’entreprise répond, notamment en rappelant qu’elle a traité « 600 000 personnes aux États-Unis avec un taux de satisfaction de 95 % ».
Nos demandes d’entrevues au SDC ainsi qu’à l’Association des orthodontistes du Québec sont demeurées vaines.
Se qualifier
Il faut d’abord se qualifier, et le SDC se montre décomplexé sur son site particulièrement convivial. À la première question du formulaire, « Pourquoi souhaitez-vous redresser vos dents ? », les choix de réponse incluent « Je me marie bientôt » et « Je vais commencer un nouveau travail ». Les « bons » candidats recevront une trousse par la poste.
Empreinte ou photo
Le client doit ensuite prendre l’empreinte de ses dents lui-même, à la maison, au moyen d’une pâte. Il peut aussi se rendre dans une clinique appelée SmileShop (il y en a trois au Québec, à Montréal, Laval et Québec) pour une prise de photo numérique 3D. L’employé, qui n’est pas un dentiste, utilise un appareil iTero, le même que plusieurs cabinets de dentistes.
Évaluation par un dentiste
Les empreintes – numériques ou pas – sont transmises « à l’un de nos 250 dentistes », nous a affirmé un employé du SDC. Les dossiers des clients du Québec seront assurément étudiés par un dentiste canadien « pour respecter la loi », a-t-il ajouté. Un autre employé nous a plutôt parlé d’un dentiste « québécois ». L’entreprise refuse de fournir la liste des dentistes avec qui elle travaille.
Tout dans la boîte
Le site francophone du SmileDirectClub précise que l’ensemble pour redresser les dents (avec trousse de blanchiment en prime) est livré d’un coup « dans une grosse boîte bleu-mauve ». « Plus besoin d’attendre des envois mensuels. Vous disposerez des outils dont vous avez besoin pour le sourire de vos rêves. » Le plan de traitement dure six mois en moyenne. Le prix est de 2350 $ (acompte de 300 $ avec 24 mensualités de 99 $). « Aucune vérification de crédit. Aucun formulaire à remplir. »
Remboursé par les assurances ?
Selon l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP), les Québécois dont l’assureur couvre les traitements d’orthodontie seront remboursés pourvu que « le nom et le numéro d’identification d’un dentiste qui pratique au Canada » soient indiqués sur la facture. Selon un employé du SDC, ces informations sont inscrites sur la facture et il ne s’agira assurément pas d’un dentiste américain, nous a-t-il répété au bout du fil.
— La Dre Isabelle Baillargeon
— La Dre Ariane Lebuis
— Le Dr André Ruest
— La Dre Isabelle Baillargeon
— La Dre Ariane Lebuis
— La Dre Isabelle Baillargeon
Les propriétaires
Le SmileDirectClub est contrôlé par Camelot Venture Group, un groupe d’investissement privé spécialisé dans la vente au détail, notamment dans les secteurs réglementés. Ce fonds possède aussi 1 800 CONTACTS (lentilles cornéennes en ligne), Quicken Loans (prêteur hypothécaire en ligne) et Fathead (autocollants muraux). En 2016, Align – la société cotée en Bourse qui fabrique les gouttières Invisalign – a annoncé l’acquisition de 17 % du SDC pour 46,7 millions US (maintenant 19 %) ainsi qu’une entente d’approvisionnement.
La croissance
L’entreprise de « télédentisterie » a été fondée en 2014 par Jordan Katzman et Alex Fenkell. Elle est établie à Nashville, dans le Tennessee. En octobre dernier, la valeur du SmileDirectClub a été établie à 3,2 milliards US lors d’un tour de financement de 380 millions US. Le SDC se targue de représenter « 95 % de l’industrie des gouttières invisibles à la maison dirigée par des dentistes ». Jusqu’ici, 600 000 personnes auraient « transformé leur sourire » grâce à ses traitements. « Nous avons grandi pour atteindre plus de 5000 employés avec 300 emplacements SmileShop et plus à venir », mentionne son site web.
Les poursuites
L’American Association of Orthodontists (AAO), qui regroupe 18 000 orthodontistes des États-Unis et du Canada, a déposé des plaintes contre le SmileDirectClub dans divers États pour « exercice illégal de la dentisterie. » À son tour, le SDC a contesté la loi de la Géorgie et a récemment été débouté : les actes effectués dans ses SmileShop sont des actes dentaires, a statué la Cour. Le SDC a aussi menacé de poursuivre en diffamation des orthodontistes qui avaient exprimé leur opinion sur ses traitements. Les sommes évoquées étaient faramineuses ; 34 millions dans un cas, selon BuzzFeed.com. Le 2 juillet, l’AAO a exprimé ses « graves préoccupations » envers la vente directe de soins orthodontiques, « vu les 935 plaintes de clients au Better Business Bureau ».