Chronique

Marie Saint Pierre a 30 ans

Quand on demande à la designer et femme d’affaires Marie Saint Pierre si elle pensait, il y a 30 ans, durer aussi longtemps, être vendue chez Holt, avoir une boutique aux États-Unis, être une icône québécoise de la mode, elle n’ose pas dire oui, mais enjoint aux autres rêveurs ambitieux d’avoir cette audace. 

« C’est bon d’avoir des idées de grandeur », lance cette incontournable du design de vêtement de luxe canadien. « Il faut garder cette envie de se dépasser. C’est ça qui aide, sur le chemin, au quotidien. Parce que c’est ça aussi, la réalité. Du travail, jour après jour. La créativité n’est pas un don. C’est du travail.

« On n’est pas téléporté vers nos succès. »

Il y a 30 ans, en 1987, Marie Saint Pierre était une idée dans la tête d’une jeune femme folle de mode, qui s’achetait des complets pour hommes aux fripes, histoire de les reconstruire. Aujourd’hui, c’est une entreprise canadienne majeure dans la mode de luxe, avec trois boutiques, dont une à Miami, un secteur de distribution et un autre de vente en ligne. Et même un atelier de production.

Car si tous les vêtements Marie Saint Pierre sont fabriqués au Canada, avec des tissus provenant surtout d’Italie, ils étaient jusqu’à présent confiés à des sous-traitants. Mais Saint Pierre voulait avoir plus de contrôle sur certaines étapes de la confection pour pouvoir se permettre des défis plus grands, nécessitant surveillance et ajustements immédiats. Donc, il y aura des ateliers dans l’immeuble de la rue Chabanel où elle a déjà ses bureaux et son entrepôt. 

« On veut pouvoir relever des niveaux de difficulté plus élevés et que ce soit plus facile d’intervenir. On va former les ouvriers nous-mêmes. Et on n’est pas les seuls. De plus en plus, il y a un retour à la production locale. »

Sur le chemin de Marie Saint Pierre, depuis 30 ans, il y a eu des embûches et des succès.

Je me rappelle l’avoir vue faire un défilé à Paris, en 1995, en pleine semaine de la mode, alors que tous les géants étaient au Carrousel du Louvres, un événement magnifique, mais qui n’avait pas rapporté autant qu’elle l’aurait souhaité.

Il y a eu aussi une boutique ouverte pendant trois ans à Yorkville, à Toronto, une expérience qui a pris fin le 11 septembre 2001. Avec le recul, la designer croit qu’il était plus difficile à cette époque qu’aujourd’hui de combiner conception et vente au détail, car les calendriers étaient trop déconnectés. 

« Je pensais que j’étais une mauvaise vendeuse, mais il fallait faire des efforts pour vendre des collections qui étaient finies depuis longtemps dans notre tête ! Aujourd’hui, c’est différent. On produit, on vend. C’est dynamique. »

— Marie Saint Pierre au sujet de l'échec de sa boutique à Toronto

C’est pourquoi elle a accepté, 15 ans plus tard, de relancer l’expérience de la boutique au loin, mais à Miami cette fois, dans le secteur Wynwood, un quartier en développement associé au côté très artistique de Miami, ville de collectionneurs et hôtesse de grandes foires d’art en décembre. 

La boutique en a vastement profité. Les affaires vont bien, assure-t-elle. « C’est exactement notre clientèle. » Des gens qui veulent des vêtements de luxe, de qualité, mais hors des sentiers battus des griffes internationales archiconnues.

Cette boutique est la troisième de la marque, qui compte aussi une adresse rue de la Montagne, au centre-ville, et au Centre Rockland, à Mont-Royal. Et comme Miami va bien, un autre projet de boutique américaine est sur la planche à dessin. Cette fois, c’est pour le nord de la Californie, à San Francisco ou pas loin, là où la techno et le progressisme font vivre une clientèle idéale pour la marque, des gens nantis et avides de créativité et de belle excentricité.

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En trois décennies, mille choses ont changé, dit Marie Saint Pierre, notamment le marketing des marques de vêtements de luxe. « Qui aurait dit, il y a 30 ans, qu’il n’y aurait presque plus de grandes journalistes attitrées dans les journaux, mais plein de blogueuses qu’on assoit aux premiers rangs des défilés ? »

Cette réinvention de la communication la laisse perplexe, surtout les côtés cachés. Les gens qui parlent, qui s’exposent au nom des marques alors qu’ils sont payés, en argent ou en cadeaux, ne sont pas assez transparents. Elle demande où sont aussi les impôts payés sur ces dons en vêtements, sacs, chaussures… « Si une blogueuse reçoit pour 500 000 $ de marchandise par année, faudrait peut-être le déclarer… »

La bonne nouvelle ? L’attitude générale face à la « fast-fashion », la malmode, cette mode rapide qui vend à bas prix des vêtements de piètre qualité, fabriqués dans des conditions pas du tout optimales pour l’environnement et les travailleurs. « Enfin, on réalise ce que c’est », dit-elle. Et la mode locale, de qualité, peut ainsi se distinguer.

Mais ce n’est pas tout le monde qui peut payer le prix d’une robe ou d’un manteau Marie Saint Pierre.

La designer le sait.

La location et la vente de produits vintage sont des options qu’elle considère. « C’est plausible », dit-elle, comme façon de détourner les jeunes d’une mode à rabais aux coûts collectifs cachés. « On pourrait louer des classiques des collections anciennes… »

Sur le radar de l’entreprise, il y a aussi le marché américain des grands magasins, où les marques nouvelles, moins connues, se taillent une place. Certaines succursales de Nordstrom, Barneys… « Mais c’est très difficile. »

Surtout qu’un grand point d’interrogation plane sur tout le commerce de détail : la possibilité de nouvelles taxes ou droits de douane signés Trump pour les produits fabriqués à l’étranger.

« On n’en sait rien. On va voir. Mais c’est sûr qu’on y fait attention. »

Marie Saint Pierre en quelques chiffres

50 C'est le nombre d’employés de l'entreprise, incluant le nouvel atelier de confection. C’est sans compter les 10 emplois des sous-traitants qui font une partie de la confection des vêtements, ni des quatre emplois dans la boutique – et la société sœur – américaine.

30 % Croissance moyenne des cinq dernières années

De 65 à 70 % Proportion des revenus qui proviennent de la vente en gros

2 C'est le nombre de nouveaux partenaires financiers de l'entreprise, Fondaction et SODEC, dont les prêts ont permis l'expansion aux États-Unis. Sinon, Marie Saint Pierre croît en réinvestissant ses revenus et grâce à des sources privées. Danielle Charest, par exemple, s'est associée à sa sœur il y a 15 ans et est maintenant coactionnaire.

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