SOCIÉTÉ

Pénible baptême du feu

Quand une jeune femme l’approche pour lui confier qu’elle rêve de devenir pompière, Nathalie lui suggère fortement d’y penser à deux fois. Pourtant, elle n’était pas peu fière d’elle, quand elle est arrivée troisième de sa cohorte, devant une cinquantaine de pompiers, à un comité de sélection du Service de sécurité incendie de Montréal (SIM). C’était en 1994. Elle réalisait un rêve d’enfance.

« En partant, même si j’avais terminé troisième au concours, ma présence constituait une erreur aux yeux des pompiers. Le premier commentaire que j’ai entendu lors de mon premier jour en caserne a été : “Regardez la petite plotte qui arrive.” Ça commençait bien », se remémore-t-elle.

Des anecdotes comme celles-là, Nathalie et sa consœur, venue avec elle rencontrer La Presse, en ont un paquet à raconter. Comme la fois où « les gars » ont accroché son soutien-gorge à l’horloge de la cuisine commune. Ou la fois où elle a été arrosée à la lance d’incendie. Ou le coup du seau de « cinquante gallons » qui s’est renversé quand elle a ouvert la porte de son casier. Ou la fois où les gars ont installé une caméra dans la douche.

« C’était juste pour rire », qu’ils ont dit.

« La caméra ne roulait pas, mais j’ai failli avoir une crise cardiaque », raconte Sophie, une pompière « première chauffeuse d’échelle », qui cumule plus de 20 ans de service au SIM. Les deux femmes ont accepté de raconter leur histoire, mais sous le couvert de l’anonymat, de peur de subir des représailles, elles qui ont déjà assez souffert d’intimidation comme ça. Elles ne comprennent pas pourquoi le Service de sécurité incendie n’aménage pas des dortoirs, des douches, des salles de bain et des toilettes distinctes pour les pompiers et les pompières.

« Nous ne sommes pas nombreuses en comparaison des policières, mais on a droit à notre intégrité, enchaîne Sophie. On m’a déjà offert la salle des ronfleurs. Si j’accepte, ça veut donc dire que le ronfleur va empêcher les autres de dormir. On m’a aussi déjà offert la salle de bain des officiers parce qu’ils ont droit à une salle à part, mais là encore, pourquoi y aurais-je droit ? Il faut comprendre comment ça marche, un pompier. Une pompière n’est pas censée avoir plus de bonbons que les gars. Ça veut dire que si tu n’es pas officier, que tu n’as pas de bananes [de galons sur l’uniforme], tu n’as donc pas affaire dans les toilettes d’un officier. On s’est aussi fait dire d’aller dans les toilettes des handicapées. Eh bien, je m’excuse, mais je ne suis pas une femme handicapée. »

UNE VIEILLE CROISADE

Le lieutenant Chris Ross, vice-président de l’Association des pompiers de Montréal, mène une croisade depuis des années auprès de la direction du SIM pour que les nouvelles casernes soient aménagées en tenant compte de la présence des femmes.

« Dans certaines casernes, c’est comme dans les douches des chambres de hockey. Quand on ouvre la porte, on se retrouve devant 10 pommes de douche alignées, sans même des rideaux. »

— Le lieutenant Chris Ross, vice-président de l’Association des pompiers de Montréal

Le vice-président énumère : 14, 32, 52, 56, 59, 75. Ce sont les numéros de nouvelles casernes. La 14, dans Rivière-des-Prairies, a nécessité un investissement d’environ 3 millions. Rien pour les pompières. Le même scénario se répète dans toutes les autres.

Chris Ross explique qu’il n’y a plus de discussions avec la direction du SIM depuis le printemps dernier. « À l’époque, on m’a dit qu’il était trop tard pour la caserne 75 [Outremont], de même que pour la rénovation complète de la caserne 63 [Dorval] parce que les plans sont déjà dessinés. Pour la caserne 5 [Ville-Marie], dont la rénovation s’éternise, on m’a dit être capable de prévoir une toilette, mais pas de vestiaires, pas de dortoir, etc. Il reste la prochaine grosse rénovation, 26 [Plateau-Mont-Royal]. On m’a dit qu’on en tiendra compte… Rien n’est encore commencé. »

L’EXCEPTION MONTRÉALAISE

Ailleurs au Québec, pas plus loin que dans l’agglomération de Longueuil, des installations sanitaires pour les femmes sont prévues dans les nouveaux plans d’aménagement. En Colombie-Britannique et sur la côte Ouest des États-Unis, il est devenu impensable de construire de nouvelles casernes sans tenir compte des sexes. À Vancouver, une somme de 1 million est consacrée à l’aménagement de salles de bain gender-neutral. À Los Angeles, les 19 casernes construites au cours des 10 dernières années tiennent compte des besoins propres à chacun.

M. Ross n’hésite pas à dire que le Service de sécurité incendie de Montréal est le dernier bastion où les femmes ne sont pas bien accueillies.

« C’est pourtant le même employeur que la police de Montréal, et la direction a pensé à ça il y a des années. Ça fait 30 ans qu’il y a des toilettes pour les femmes dans les postes de police. Et eux, contrairement à nous, ne dorment pas côte à côte. »

Nathalie et Sophie continuent de marcher sur des œufs en caserne, tant aux toilettes que pour l’heure de la douche, ou pour dormir.

« Nous partageons les mêmes lits que les gars. Ça veut donc dire que trois gars ont dormi dans le même lit avant. Je ne sais pas ce que le gars d’avant a fait dans le lit, et je m’arrange pour ne pas trop y penser parce que je dormirais à terre. Oui, ça pète, ça ronfle. Et pour les conjointes des pompiers, nous sommes des ennemies. »

— Nathalie, pompière

Sophie, elle, enchaîne sur le plancher des véhicules d’intervention dépourvus de toilette. Aux gars qui urinent dans le lavabo où les outils sont lavés. Aux gars qui rient en lui suggérant de baisser sa culotte et de faire comme eux, si elle a une envie pressante.

« Je continue de penser que c’est le plus beau métier du monde. Parce qu’on aide les gens. C’est une passion. Je ne sais pas ce que je déciderais si c’était à refaire, confie Sophie. Je sais que je n’aimerais pas que ma fille choisisse la même voie en raison des conflits, du harcèlement verbal. La Ville de Montréal dit qu’elle veut engager des femmes, il faudrait à tout le moins qu’elle aménage les espaces en conséquence. Il nous faudrait aussi une véritable politique contre le harcèlement. »

LE SIM RÉPOND

Le service des communications du SIM a répondu par courriel à une demande d’entrevue avec un membre de la direction. Mélanie Drouin, chargée de communications, a expliqué par écrit qu’en matière d’accommodements, les pompières peuvent dormir dans la salle auxiliaire (salle des ronfleurs), quand il y en a une. « Les pompières peuvent aussi utiliser le bloc sanitaire des officiers, un endroit qui peut être verrouillé », a-t-elle ajouté. Tout en admettant que les dernières casernes construites ou rénovées ne font pas une place propre aux femmes, le SIM affirme que « des éléments » sont inclus dans le nouveau programme fonctionnel et technique, avec un bloc sanitaire et un vestiaire avec douche pour les femmes. À terme, quatre casernes sur un total de 67, en 2013, seront donc adaptées aux pompières, assure-t-on.

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