Réplique

Qu’est-ce qu’on a à perdre ?

En réaction à la chronique de Nathalie Petrowski, « Moisie #moé’ssi »

Dans sa chronique du 13 janvier, Nathalie Petrowski se demande pourquoi au moment même où les femmes ont le vent dans les voiles (même si, dit-elle, la situation n’est pas parfaite), pourquoi c’est maintenant que tant de femmes avancent sur la place publique pour dire qu’elles ont été victimes de violences à caractère sexuel. Pourquoi, alors qu’on est dans un âge d’or de l’émancipation des femmes, demande Petrowski, celles-ci se sont-elles lancées dans ce tourbillon de dénonciations ?

Petrowski prend appui sur un article de Claire Berlinski où celle-ci met en garde contre le climat ambiant, un climat où, étant donné l’abondance des dénonciations, les hommes ont raison de nous craindre et où il semble normal qu’ils veuillent nous fréquenter le moins possible. Qu’est-ce qu’on y gagne au juste ? demande Berlinski. Et Petrowski de conclure qu’au bout du compte, une fois la poussière retombée, quand le sexisme aura forcément repris une partie de ses droits, les femmes sont celles qui ont le plus à perdre.

Mais qu’est-ce qu’on a à perdre, au juste ? Et poser cette question, est-ce que ça veut dire que nous sommes déjà devant un inéluctable backlash, ce fameux ressac qui est le retour de bâton des révolutions ? On a tendance à penser ce ressac comme un contrecoup, un deuxième coup qui vient après le premier. Mais dans les faits, le backlash a toujours été là. Il nous a accompagnées tout du long. L’éventuel contrecoup était présent avant (c’est le discours et le mode de fonctionnement auxquels, justement, on s’oppose en ce moment), et il continue à avoir lieu en même temps que nous, on continue quand même à avancer.

Ce contrecoup, c’est celui des prises de paroles qui, dès le début du mouvement #moiaussi, l’ont remis en question, ont contre-dénoncé les dénonciations, ont menacé de poursuites en diffamation, ont accroché une forte dose de soupçons à la parole des femmes.

Tout ça avait lieu avant, de manière plus privée. #moiaussi l’a fait apparaître sur la place publique. 

Maintenant, trois mois plus tard, est-ce qu’on est soudainement passé de l’autre côté ? Est-ce que le système a miraculeusement changé ? Est-ce que toutes les femmes qui dénoncent sont crues automatiquement ? Par-delà la prise de parole, les vrais changements, on continue à les attendre. Ils arrivent, petit à petit. Et en attendant, il faut continuer.

Parce qu’en vérité, qu’est-ce qu’on a à perdre qu’on n’a pas déjà perdu ? Qu’est-ce qu’on pourrait nous enlever ? 

Quand je lis que Mike Pence, vice-président américain, affirme qu’il ne faut plus se trouver seul avec une femme de peur de se faire accuser, j’éclate de rire, et je me dis : voilà une bonne nouvelle ! Si c’est ce que ça prend pour qu’ils arrêtent de se croire tout permis une fois les portes fermées, alors ce sera comme ça ! Et s’ils considèrent qu’ils doivent avoir des témoins, c’est peut-être parce qu’ils ne sont pas si innocents que ça. Ils ont peur de nous ? C’est une autre bonne nouvelle ! 

Que les choses basculent un peu et qu’ils hésitent, qu’ils soient pris d’une réserve ou d’une timidité, ça ne peut pas être mauvais. 

Si ça l’était, ce serait mauvais pour qui ? Ou pour quoi ? Pour le maintien d’une organisation sociale qui s’érige sur la sempiternelle essentialisation de ce que c’est un homme et ce que c’est une femme ?

Si #moiaussi a pour effet de mettre à mal le fameux « un gars c’t’un gars », alors je suis contente. Parce que ça veut dire que les femmes ne seront plus perçues comme bonnes à prendre, à draguer lourdement quand ça nous tente, à menacer quand ça ne marche pas comme on veut, à violer quand le désir de les dominer est plus fort que tout et quitte à les droguer, à les toucher sans qu’elles n’aient rien demandé et de continuer malgré le fait qu’elles refusent. Elles disent non, mais on fait mine de ne rien entendre. Dans toute cette histoire de signataires françaises généreuses devant la drague insistante ou maladroite et apeurées de perdre ce Graal de la galanterie, accusant les femmes de puritanisme et de haine envers les hommes, ce que je vois, moi, c’est l’épouvantail qu’on brandit concernant ce qu’on risque de perdre : la possibilité (le privilège ?) d’être séduite par un homme. Ce que j’entends, c’est : « Faites attention, parce qu’au final, peut-être qu’il n’y aura plus d’hommes pour chercher à vous séduire. Et là, comment vous allez faire ? Qu’est-ce qu’il va vous rester comme identité ? »

Au lieu de penser que les choses peuvent être différentes, et que de cette différence peut naître un plaisir et un bonheur plus grand que ce qu’on connaissait avant, on nous enjoint, encore une fois, d’avoir peur. On nous dit : « Les filles, ayez peur. » C’est ce qu’on a entendu depuis notre enfance, et ce qu’on veut, justement, c’est que ça cesse. On ne veut plus avoir peur. Et pour ne plus avoir peur, en ce moment, maintenant, et autant qu’il le faudra, la peur doit changer de camp.

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