CRITIQUES

Histoires de famille

La Française Christine Angot et la Québécoise Martine Delvaux ont lancé cet automne des autofictions fort remuantes. Un amour impossible et Blanc dehors, deux récits qui remontent dans le temps de leurs histoires familiales, sont parmi les livres les plus réussis de cette rentrée littéraire. Nos critiques de ces deux œuvres qui, malgré leurs différences, se répondent.

EXTRAIT

Blanc dehors, de Martine Delvaux

« Je ne lui en veux pas d’être parti, d’avoir choisi de faire sa vie au lieu de s’occuper de la mienne, je n’arrive pas non plus à lui en vouloir d’avoir fait souffrir ma mère parce que les histoires d’amour sont ce qu’elles sont et encore plus à vingt ans, je regrette seulement que son absence m’ait laissée aux prises avec des brèches, des strates, des sédiments, un monde de ruines, ce sac et ce ressac qui ne m’auront jamais laissée tranquille. »

Critique

Donner un sens au passé

Un amour impossible

Christine Angot

Flammarion, 217 pages

4 étoiles

Savoir d’où on vient, pouvoir se raconter l’histoire qui a mené à notre naissance, voilà l’étincelle à l’origine de bien des vocations artistiques. Les fans de la reine Angot (c’est le surnom qu’on lui donne en France) connaissent la faille de l’écrivaine, l’inceste qui a inspiré et alimenté tous ses livres, qui a marqué sa vie et son œuvre au fer rouge. Dans son nouveau roman, Christine Angot pose toutefois son regard ailleurs, du moins c’est ce qu’on se dit en entamant Un amour impossible, qui raconte l’histoire d’« amour » de ses parents.

Sa mère, Rachel Schwartz, jeune fille juive vivant à Châteauroux, dans la région française de la Champagne, travaille à la Sécurité sociale. Son chemin n’aurait pas dû croiser celui de Pierre Angot, traducteur issu d’une classe sociale beaucoup plus aisée, qui vit à Paris. De cette rencontre qui ne devait pas avoir lieu, de cette relation passionnelle qui aurait dû se terminer au bout de quelques jours, naîtra tout de même une enfant, Christine, désirée par sa mère, tolérée par son père.

Malgré l’époque, les années 50, ç’aurait quand même pu être une belle histoire. Mais Pierre Angot est un manipulateur narcissique qui joue sans aucun scrupule avec la vie et les sentiments de Rachel. La mère de Christine Angot acceptera tout de cet homme, même l’inacceptable. Elle tentera aussi, pendant des années, et ce, malgré le fait que leur union n’en est pas une, de faire reconnaître officiellement Christine par son père. Si Rachel s’est résignée à vivre dans l’ombre, sa fille, elle, aura droit à la lumière.

Jamais le mot « inceste » n’est prononcé dans ce livre d’une écriture précise, lumineuse, ultralucide. Christine Angot a plutôt cherché à comprendre le geste, de lui donner un sens dans le contexte de l’histoire de ses parents. C’est ce qui rend ce magnifique roman encore plus terrible.

Car l’inceste est utilisé ici comme une arme dans un rapport de classes inégal, une sorte de solution finale pour nier la mère, pour la tuer en quelque sorte. Fortes et très émouvantes, les dernières pages de ce récit très, très prenant sont à la fois terribles et remplies d’amour pour cette mère aimante et aimée malgré tout, malgré les failles, les manquements et les blessures. Contre toute attente, cet amour-là, entre une mère et sa fille, semble toujours possible.

Critique

Refaire le fil de son histoire

Blanc dehors

Martine Delvaux

Héliotrope, 186 pages

3 étoiles et demie

Il y a la Martine Delvaux essayiste et féministe prête à prendre la parole chaque fois que nécessaire. Et il y a la Martine Delvaux romancière de l’intime, auteure de trois romans (C’est quand le bonheur, Rose amer et Les cascadeurs de l’amour n’ont pas droit au doublage), qui propose cet automne une autofiction prenante, Blanc dehors.

Martine Delvaux est née en 1968 à Québec et n’a jamais connu son père. Toute sa vie, elle aura cherché à comprendre les débuts de son existence. Comment ses grands-parents ont-ils réagi en apprenant que leur fille était enceinte ? Est-ce que sa mère a songé à l’avortement ? Placée à l’orphelinat « en attendant » tout de suite après sa naissance, comment les sœurs se sont-elles occupées d’elle ? Quel était son prénom pendant cette période ? Et surtout, qui était ce père qui a refusé de reconnaître sa paternité et s’est enfui, dont elle ne connaît même pas le nom ?

Martine Delvaux nous parle d’un monde en transition entre la libération sexuelle et une société encore dominée par l’Église. C’est dans ce contexte qu’elle est venue au monde, et qu’une chape de plomb a été posée sur sa conception et les premiers mois de sa vie.

Au cours des années, Martine Delvaux n’a réussi à soutirer que quelques bribes de son histoire à son entourage. Dans Blanc dehors, la romancière tente donc de combler les vides et refait le fil de son récit personnel bourré de trous, par urgence, par nécessité, quitte à froisser les gens autour d’elle. « Je ne peux pas attendre que les gens meurent pour écrire, j’écris pour les vivants, avec eux autour de moi. »

Le résultat est d’une beauté et d’une densité bouleversantes, et place le lecteur devant ses propres interrogations. D’où vient-il ? Qui étaient ses parents ? Comment tout cela s’est-il réellement passé ? On ne le sait jamais vraiment.

« Aucun livre n’a été aussi difficile à écrire que celui-ci », admet l’auteure dès le début. Elle y est arrivée pourtant, avec finesse et délicatesse, mais sans apitoiement ni mélodrame. À coups de courts paragraphes qui se promènent dans le temps, elle a écrit un livre extrêmement intime, mais dont la portée est pourtant très large.

« Ce n’est pas un récit sur ma mère. Ce n’est pas non plus un récit sur mon père. C’est un récit qui parle de l’absence de récit », écrit-elle. Ainsi la fiction prend le relais du non-dit, parce que mieux vaut une histoire inventée qu’une histoire pleine de trous.

EXTRAIT

Un amour impossible, de Christine Angot

« — Tu sais moi aussi maman il y a des choses dont je suis pas fière. Pendant combien d’années je t’ai dénigrée ! ? Hein ! ? Pendant combien de temps j’ai joué le jeu de mon père ? Tu crois que j’en suis fière ? À partir du moment où je l’ai rencontré, je me suis mise à te dévaluer. Toi. À te dévaloriser. À te critiquer. Alors que je t’aimais tellement. Tellement maman. C’est nul. C’est nul. J’ai été nulle. C’est lamentable. J’ai honte aujourd’hui. J’ai honte d’avoir fait ça. De t’avoir considérée. Pendant toute cette période, et si longtemps. Tu crois pas que je le regrette ? Tu crois pas que je m’en veux moi ? Quelle honte. »

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