COMMANDITÉ

Les tristes coulisses de la croisière

Le Viking Sea est un luxueux navire de 300 millions de dollars sur lequel tout est inclus. Même les drinks. On a profité de son passage à Montréal — une destination étonnamment prisée par les vacanciers des mers — pour tenter de découvrir ce qui se passe dans les coulisses d’une croisière. Récit d’une visite douce-amère au cœur de l’opulence et de la misère.

On prévoyait une journée d’automne. Il n’est pas encore 9 h et, déjà, il fait 25 °C. C’est en regrettant ma veste de laine que je m’avance vers le Viking Sea, bateau de croisière parti de Norvège, et présentement en escale montréalaise. Sur la rue d’en face, un train s’immobilise, bloquant par le fait même l’accès au port. Petite commotion sur le quai. On m’apprend que je dois absolument attendre l’arrivée des autres visiteurs — 148 agents de voyage et un journaliste — pour embarquer sur le navire. Je fixe les wagons immobiles en enlevant mon foulard. La journée s’annonce longue.

Un homme s’approche. Sûrement le capitaine, que je me dis en observant son impeccable costume bleu. « Jean-Charles Côté, coordonnateur croisières et service aux clients », lance-t-il en me tendant la main. « Tout le monde est pris de l’autre côté de la voie ferrée. Problème mécanique. Ça pourrait prendre deux bonnes heures avant de se régler. Vous voulez qu’on jase, en attendant ? »

Je n’hésite pas très longtemps avant de le suivre vers son comptoir de service.

Montréal, perle unique de la croisière ?

Depuis cinq ans, Jean-Charles Côté s’assure que les croisiéristes de passage à Montréal gardent un souvenir positif de la ville. Posté à l’entrée du quai de débarquement, il veille sur leur sécurité, leurs bagages et le sourire qu’ils recevront de la part des employés du port. « Le sourire, c’est important. Quand les touristes sont bien accueillis, ils s’en rappellent longtemps. Et ils reviennent. »

Je vous avoue que j’ai beau habiter Montréal depuis une décennie, je ne me doutais pas qu’il s’agissait d’une escale prisée par les croisiéristes. Selon mon interlocuteur, la métropole a un atout rare.

« J’ai fait plus d’une cinquantaine de croisières dans ma vie, et je peux compter sur les doigts d’une main les ports où on n’a qu’à traverser la rue pour arriver au cœur de l’action ! »

Les destinations les plus courues ? La basilique Notre-Dame, le Jardin botanique et le musée Pointe-à-Callière. Mais il y a des spécificités culturelles, selon Jean-Charles Côté : « Les Allemands veulent marcher. Il y en a qui vont jusqu’au bout du mont Royal, équipés de leurs bâtons de marche. D’autres se rendent jusqu’au Stade olympique ! Les Américains, eux, veulent parcourir le Vieux-Montréal parce qu’ils ont l’impression de visiter la France en Amérique. Puis, les Français veulent voir la ville souterraine. En fait, elle est reconnue partout dans le monde. Plusieurs touristes, toutes nationalités confondues, veulent la visiter. »

Incroyable que des centres d’achats déprimants coincés entre des stations de métro puissent générer du tourisme…

Veiller au bonheur des privilégiés

Montréal est une ville chouette, mais pourquoi diantre venir la visiter à bateau ? Considérant que la majorité des escales ne durent qu’un jour, les voyageurs y trouvent-ils vraiment leur compte ? « Le bateau, c’est un tout-inclus, poursuit Jean-Charles Côté. Sauf qu’en plus d’être notre hôtel, c’est aussi notre moyen de transport et notre restaurant. C’est pratique ! Et de plus en plus populaire. Il y a trois ans, on a accueilli 32 navires entre mai et octobre. Cette saison, il y en aura eu 48 et l’an prochain, on prévoit en recevoir plus d’une soixantaine. » Fan de chiffres (ou de Pierre-Yves McSween) ? L’an dernier, les croisiéristes ont généré des retombées de 23 millions de dollars à Montréal.

Des employés du Viking Sea commencent à débarquer du navire. L’un d’eux se retourne pour me sourire. Il est visiblement heureux de voir la terre... et/ou de voir un nouveau visage féminin. Au-delà des clients, ce sont eux qui m’intéressent. Pendant qu’on se bourre dans le buffet, qui sont ceux qui veillent sur notre confort ?

Le coordonnateur m’explique : « La grande majorité des équipages est asiatique. C’est une main-d’œuvre qui coûte moins cher. Et, pour eux, c’est un bon salaire. Ils voient le monde ; ils sont nourris et logés. Ils ont peu de dépenses, ce qui leur permet d’envoyer leur paie à leur famille. » Devant mon air intrigué, il poursuit : « Ils sont souvent partis de 8 à 10 mois et ils font un minimum de 12 heures par jour. Ils s’efforcent de plaire au monde. Je pense qu’en retour, il faut s’occuper d’eux. C’est ce qu’on fait à la Maison des marins, par exemple. »

La Maison des marins ? Ça m’intéresse… On en est où avec le train ? « Il n’a pas bougé. Viens, je t’emmène. »

LA TRISTE VIE DE MARIN

On sort pour longer le nouveau terminal de croisières de la jetée Alexandra du port de Montréal. Si les wagons sont au beau fixe, le soleil, lui, a probablement doublé de grosseur. « Les marins arrivent avec un tout petit sac, indique Jean-Charles Côté. Ils veulent envoyer de l’argent à la maison, alors ils ne gardent que le strict nécessaire pour eux. À la Maison des marins, on leur offre un espace pour se divertir et se connecter aux leurs. » Je plisse les yeux à la fois pour me protéger des rayons et pour exprimer mon désarroi.

J’entre dans la salle. Ça sent le neuf. L’organisme à but non lucratif — qui veille sur le bien-être matériel, social et spirituel des marins en escale à Montréal depuis des décennies — vient tout juste de déménager au bout du nouveau terminal. Les boîtes ne sont pas encore entièrement défaites, mais la table de ping-pong est déjà bien assemblée.

Carolyn Osborne, gérante de l’endroit depuis 23 ans, m’accueille chaleureusement. Toute menue, un accent anglais, des yeux d’une douceur évidente, des cheveux blancs et la drive d’un joueur de foot. Je suis sous le charme.

Environ 15 000 personnes s’arrêtent annuellement à la Maison. Surtout des travailleurs de la marine marchande. Un métier dangereux, précise Carolyn. Les équipages de bateaux de croisière vivent moins de risques, car ils ne sont pas soumis au froid glacial et au transport de conteneurs. « Eux, le danger qui les guette, c’est plutôt l’empoisonnement alimentaire », me dit-elle en éclatant de rire.

Dans tous les cas, les marins qui viennent ici souhaitent principalement envoyer des sous à leur famille, utiliser les cabines téléphoniques et acheter une carte SIM, un café ou des souvenirs à prix plus modique qu’en boutique. Les moins nantis peuvent aussi faire le plein de vêtements usagés.

« Ce sont généralement des étrangers plutôt mal payés, vous comprenez ? », glisse Carolyn. Difficile de connaître les véritables salaires du personnel hôtelier sur les bateaux de croisière. Contrairement aux marins, leur travail n’est régi par aucune règle. Or, ces employés toucheraient en moyenne 600 euros par mois (883 $ canadiens), rapporte le site français Atlantico. Et notons qu’avec ce maigre salaire, ils doivent payer leur visa et permis de travail, puis leur transport jusqu’au bateau… Déroutée, je repense au sourire des employés débarquant du Viking Sea. Je croise les doigts pour qu'il soit gage d'un salaire décent.

Jean-Charles Côté nous rejoint. « Le train a enfin bougé. Il faut retourner au bateau. »

Sur le point de partir, je me retourne et j’aperçois un tableau sur lequel sont épinglés des dizaines de billets en devises étrangères et de nombreux petits portraits. Une collection de monnaie et de photos de passeport ?

« Un souvenir de leur passage et une façon de voir leurs amis », explique Carolyn tandis que la porte se referme derrière moi.

LUXE ET TROISIÈME ÂGE

Je tends mon passeport à un commis. On scanne le contenu de ma sacoche. On me demande ensuite de remplir un formulaire. Je dois y préciser, assez simplement, si j’ai la diarrhée. Je me tourne vers une employée : 

— Si je vous disais que j’avais des problèmes de selles, on m’empêcherait de monter ?

— Oui.

J’avoue que cette discussion illumine ma journée. Et je ne vous dis pas le plaisir que je ressens quand, quelques secondes plus tard, je remets dignement ma certification de « transit en santé » à un employé que j’imagine être le gardien du bien-être digestif des passagers.

Puis, ça y est. J’entre enfin au cœur du navire. Du tapis luxueux, des œuvres d’art, de la musique classique, un design tout ce qu’il y a de plus suédois, des fourrures, beaucoup de lumière et des passagers très âgés. Très. Âgés. Pas surprenant, considérant que 75 % des croisiéristes de passage chez nous ont entre 60 et 79 ans, souligne le Comité Croisières Montréal.

Heather Clancy, cruise director du Viking Sea, m’explique : « Ici, on a une clientèle particulière. Ce sont des personnes qui ont travaillé très fort toute leur vie, qui ont économisé leur argent, et dont les enfants ont enfin quitté la maison ! Plusieurs d’entre eux explorent le monde pour une première fois. »

J’éprouve soudainement un élan de tendresse pour un homme assis tout près, celui vêtu d’un t-shirt imitant le drapeau américain. Cet homme qui a déboursé entre 9 000 et 37 000 $, selon son choix de cabine, pour deux semaines de découvertes.

LA DISTANCE, L’ARGENT ET L’AMOUR

Heather Clancy a plus de 15 ans d’expérience en mer. En tant que directrice, oui, mais aussi en tant que chanteuse classique à bord de bateaux de croisière. Elle est assise à côté de Florian Kibgilka, general manager du Viking Sea, qui, lui, a choisi en 2008 un métier pour voir le monde. Ils sont deux des 550 employés à bord (pour 930 passagers).

Ébranlée par ce que je viens d’apprendre sur les conditions de travail des marins, je tente d’en savoir plus. Elle est difficile, la vie, ici ? « C’est comme les Nations unies : il y a des gens de partout dans le monde. On s’entend très bien, parce qu’on ne se comprend pas », affirme Florian avec un sourire en coin.

Heather surenchérit : « Tu ne choisis pas les membres de ta famille. C’est la même situation, ici. On ne choisit pas nos collègues, mais on s’arrange pour trouver une façon de vivre ensemble. La majorité de nos conflits tournent autour de la nourriture. Tout le monde veut les plats typiques de sa cuisine nationale. »

Suspicieuse, je leur demande de me révéler ce qui se passe dans l’ombre des tout-inclus ; ce que les passagers trop occupés à se détendre n’ont pas la chance de remarquer. La cruise director échappe un petit rire nerveux. « Les histoires d’amour ! Les gens se "datent", tombent en amour, se marient. On a tous deux épousé des collègues. Le bateau est notre lieu de travail, mais aussi notre lieu de rencontres sociales. »

Mes interlocuteurs ne sont à la maison que quatre mois par année en moyenne. Le reste du temps, ils le passent à bord du navire. Est-ce un mode de vie envisageable pour des parents ? Heather me répond que plusieurs de ses collègues, surtout ceux appartenant aux populations indonésienne et philippine, sont parents : « C’est un peu comme s’enrôler dans l’armée. Ces personnes soutiennent leur famille. Heureusement, du côté de Viking, on prend soin de notre crew. Ici, le Wi-Fi est gratuit pour les employés, ce qui est extrêmement rare. Ça nous permet de rester connectés à notre famille, ce qui est très bien. »

On me fait signe. La visite se poursuit. On me tend un mimosa, que je m’empresse de boire d’une traite pour éviter de ralentir le groupe.

LE MALAISE

Une piscine avec un toit vitré rétractable. Des stations pour se laver les mains à chaque détour. Un spa avec de nombreux bains et une salle remplie de neige, dans laquelle on peut se lancer après le sauna. Un salon plein de bibliothèques dans lesquelles j’aimerais me perdre. Une reprise terrible de You are so beautiful, hit de Joe Cocker. Un décor très épuré. Des fenêtres immenses qui font rêver. La suite privée du propriétaire, avec sa sélection de cigares d’importation (au coût d’un demi-million de dollars par couple, pour une virée exceptionnelle de 128 jours). Un buffet où tout est délicieux. Des croisiéristes ravis, profitant enfin de leur liberté durement gagnée. Le tout soutenu par un réseau de travailleurs déracinés dont le quotidien me donne le vertige.

J’ai l’impression de perdre l’équilibre. Je me fais croire que c'est à cause du bateau. Ou du mimosa. Seule, je reprends le chemin vers la sortie. Honteuse d’être de celles qui ont les moyens de se payer des tout-inclus, je baisse les yeux en croisant une employée, qui, elle, m’offre un grand sourire en déclarant : « Thank you for your visit, hope to see you soon ! »

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