Venezuela

Bienvenue au pays de l’hyperinflation

CARACAS, Venezuela — Estefenia Delgado attend depuis des heures devant la pharmacie Locatel du quartier huppé d’Altamira, au centre de Caracas. En ce mardi matin humide d’octobre, ils sont une trentaine à poireauter en file comme elle sous un soleil brûlant, dans l’espoir d’un hypothétique arrivage de marchandises.

« Je ne sais même pas pourquoi j’attends, dit la jeune infirmière en oncologie avec résignation. Ils pourraient recevoir du shampoing, des tampons, du savon, qui sait ? C’est vraiment devenu un réflexe de faire la queue. »

Soudain, pendant notre conversation, les gens se précipitent de l’autre côté de la rue pour y former une nouvelle file. Quelqu’un a eu vent de l’arrivée d’un article en solde au supermarché Luvebras, et la rumeur s’est répandue comme une traînée de poudre. L’informateur avait vu juste : des caisses de beurre viennent d’être livrées. C’est la cohue dans les allées.

Ainsi va le quotidien des habitants du Venezuela depuis deux ans. Sans faire trop de bruit, le pays d’Amérique du Sud, assis sur les plus importantes réserves de pétrole du monde, a basculé dans une brutale et profonde crise économique. L’inflation s’élève aujourd’hui à près de 180 %, et elle pourrait dépasser les 1000 % l’an prochain, selon Barclay’s. Au même moment, le Fonds monétaire international prévoit une contraction de 10 % du produit intérieur brut (PIB) cette année, le pire recul de la planète.

Les pénuries de produits de base sont devenues monnaie courante. Les marchandises qu’on trouve sur les tablettes, elles, sont de plus en plus hors de prix. 

« Plus de 60 % des familles vivent désormais sous le seuil de la pauvreté, et pour la moitié d’entre elles, c’est la première fois qu’elles se retrouvent dans cette situation. »

— Victor Maldonado, président de la chambre de commerce de Caracas, rencontré dans son grand bureau désert au cœur de la ville

La crise économique a exacerbé le climat de violence qui prévalait déjà ici, au point où le Venezuela est désormais considéré comme le deuxième pays le plus violent de la planète, après le Honduras. On y a recensé 24 980 meurtres l’an dernier, pour une nation de 31 millions d’habitants. C’est l’équivalent de 82 homicides par tranche de 100 000 habitants, contre 1,44 au Canada.

LA FOLIE DES DEVISES

Le climat de tension est perceptible dès l’atterrissage à Caracas, mégalopole nichée entre des montagnes luxuriantes d’El Avila et la mer des Caraïbes. Des dizaines de chauffeurs de taxi, pour la plupart illégaux, jouent du coude en vue d’attirer les rares touristes qui s’aventurent désormais ici. Les cas d’enlèvement sont nombreux, et la plus grande prudence est de mise.

L’arrivée à l’aéroport n’est toutefois rien à côté du prochain défi qui attend les voyageurs : acheter des devises locales. Et surtout, obtenir un bon taux.

Le régime socialiste d’Hugo Chávez a implanté en 2003 un contrôle sévère de la monnaie nationale, le bolivar, qui a contribué aux distorsions actuelles de l’économie. Le pays compte aujourd’hui quatre taux de change officiels, dont le principal s’établit à 6,3 bolivars par dollar américain. La majeure partie des Vénézuéliens utilise toutefois le taux du marché noir des devises, qui tourne autour de 890 bolivars pour 1 dollar. Entre les deux, trois autres taux s’appliquent à diverses activités (voir onglet 3).

Ce système surréaliste a fait du Venezuela le pays le plus exorbitant de la planète… et en même temps, l’un des moins chers. Notre hôtel d’un quartier central de Caracas, par exemple, affiche un prix de 34 000 bolivars la nuit. En payant avec notre carte de crédit, au taux officiel, l’établissement nous aurait facturé l’équivalent de 5396 $US la nuitée. En réglant la note avec une montagne de billets achetés sur le marché parallèle : 38 $US.

« C’est l’une des choses les plus difficiles avec lesquelles les investisseurs doivent naviguer dans ce pays, explique Luis Andueza, associé au cabinet d’avocats Norton Rose Fulbright à Caracas. Nous avons quatre taux officiels, et un taux non officiel. C’est unique au monde. »

CHAVISME ET PÉNURIES

Ce contrôle des taux de change s’inscrit dans la politique de dirigisme économique appliquée dès 1999 par Hugo Chávez, et reprise par son successeur Nicolás Maduro après la mort du leader en 2013. Nationalisation d’entreprises, expropriations, fixation du prix des marchandises, dépendance grandissante aux revenus pétroliers : l’État vénézuélien a appliqué tête première un programme « chaviste » à saveur socialiste, qui prône une redistribution de la richesse aux plus pauvres.

« La plupart des chavistes les plus ardents sont des marxistes qui pensent encore comme avant le mur de Berlin. »

— Orlando Ochoa, économiste diplômé d’Oxford et véritable vedette des médias au Venezuela

Le « chavisme » a connu des succès pendant les années 2000, alors que les prix du pétrole naviguaient vers des sommets. Mais la baisse abrupte des cours de l’or noir depuis 2013 a fait très mal à l’économie vénézuélienne, qui tire 95 % de ses revenus de l’exportation du pétrole. L’État a vu ses réserves de devises étrangères fondre à vue d’œil, un coup dur pour un pays qui importe – et paie en dollars américains – la vaste majorité de ses produits de consommation.

La rareté grandissante des billets verts a accentué les pénuries dans tous les secteurs – et les pressions à la baisse sur le bolivar. La monnaie vénézuélienne a ainsi perdu plus de 90 % de sa valeur depuis un an, tandis que les prix ont amorcé une spirale inflationniste incontrôlable. Le gouvernement a cessé de publier des statistiques officielles sur le sujet en décembre 2014, et ses rares prévisions sont bien en deçà de celles des économistes internationaux.

Le pays est au bord du précipice, se désole Rafael Quiroz, expert en pétrole à la Banque centrale, attablé dans un café bondé du centre de Caracas. « Pour nous, les Vénézueliens, cette situation devient de plus en plus insupportable, et l’état de crise et de désespoir s’accentue chaque jour. »

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