Visas

Le Canada est-il trop sélectif ?

C’était une occasion unique. La famille éparpillée entre trois pays et deux continents allait pouvoir se réunir pendant trois semaines de vacances estivales à Montréal.

Pour les grands-parents colombiens, pas de problème : ils ont reçu leurs visas de séjour sans anicroche. Pour les grands-parents canadiens, la question ne se pose pas : ils n’ont évidemment pas besoin de visa.

Le jeune papa, Stanislas Germain-Thérien, musicien établi à Barcelone où il étudie le luth, peut aller et venir entre Barcelone et Montréal à sa guise.

Le problème, c’est sa femme, Doris Castellanos, maman de leur bébé de 18 mois, Josquin, que les deux parents avaient hâte de présenter à toute la famille.

Rédactrice et traductrice, Doris, d’origine colombienne, avait déjà visité le Canada dans le cadre d’un projet sur la diversité culturelle. Mais depuis, ses demandes de visa de séjour sont systématiquement rejetées.

Une fois, c’était quand sa sœur, établie à Toronto, a reçu un diagnostic de cancer après avoir donné naissance à un enfant. Doris voulait lui donner un coup de main. À deux reprises, les autorités canadiennes ont dit non. À coup de 300 $, non remboursables, par demande, elle a fini par baisser les bras.

Mais depuis son mariage, Doris était convaincue que le Canada l’accueillerait à bras ouverts.

Elle a suivi scrupuleusement les instructions sur le site d’Immigration Canada, elle a fait prendre ses empreintes digitales et a fait traduire les documents établissant son droit de résider en Espagne. Le dossier semblait nickel.

Elle a envoyé sa demande au début du mois de juillet et n’attendait plus que la réponse de l’ambassade canadienne avant de faire ses valises.

Le verdict est tombé deux semaines plus tard. NON. « Vous ne m’avez pas convaincu que vous quitterez le Canada à la fin de votre séjour », tranche un fonctionnaire anonyme sur le formulaire de rejet. Suivent une série de cases détaillant les critères que l’agent a pris en considération. L’historique des voyages. Le statut dans le pays de résidence. Les liens familiaux au Canada. La situation financière. Le but de la visite…

Stanislas et Doris n’en revenaient pas. Leur vie est à Barcelone. Et puis, comme ils sont mariés, le jour où ils voudront s’établir au Canada, Stanislas n’aura qu’à parrainer sa femme pour qu’elle puisse y vivre de façon permanente.

« Nous nous sentions complètement impuissants, je ne pouvais pas amener ma femme et mon enfant au Canada, j’avais l’impression que mon pays me punissait pour mes choix personnels. »

— Stanislas Germain-Thérien

« Je me sentais rejetée sans aucune raison », opine Doris.

UNE FACTURE DE 1500 $

J’ai rencontré Doris, Stanislas et Josquin dans un café de la rue Laurier il y a une dizaine de jours. Car oui, ils ont finalement pu venir au Canada. Céline Germain, la maman de Stanislas, a remué ciel et terre pour s’assurer qu’une nouvelle demande serait acceptée. Elle a retenu les services d’un avocat. A obtenu l’appui de son député. A déclaré sous serment qu’elle reconduirait personnellement Doris à l’aéroport à la fin de son séjour. Elle a fait traduire des tas de documents, y compris… le contrat de garderie à Barcelone.

Quelque 1500 $ plus tard, Doris a obtenu son visa et le petit Josquin a pu visiter pour la première fois le pays de son papa, en compagnie de ses deux parents. Mais à quel prix ?

Céline Germain, une « coach » en affaires, n’en revient toujours pas. « Les grands-parents colombiens ont pu venir sans problème, et moi, j’étais privée du droit de recevoir mon petit-fils ! Je me sentais brimée dans mes droits fondamentaux. Je ne comprends pas. »

Elle n’est pas la seule à ne pas comprendre. Bon an, mal an, des demandes de visas de séjour sont rejetées par des fonctionnaires anonymes qui cochent une case sans avoir parlé à la personne (ou l’avoir rencontrée), dont ils règlent le sort d’un coup de clic d’ordinateur.

Ces histoires ne font pas les manchettes. Il n’y a pas mort d’homme, seulement des rêves déçus, de l’argent perdu et un gigantesque point d’interrogation : pourquoi ?

Les demandes sont traitées par « un système opaque et arbitraire », répond Stéphane Reichhold, de la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes à Montréal. « Des demandes semblables peuvent aboutir à des résultats complètement différents. L’une est acceptée. L’autre pas. » Et il n’y aura personne pour vous dire pourquoi.

SYSTÈME DISCRIMINATOIRE ?

Les ressortissants de certains pays, notamment en Afrique, en arrachent plus que d’autres.

Prenez Larbi Bennouna, qui dirige une société montréalaise de formation en gestion, SETYM International. Ses clients : des dirigeants de haut niveau venant surtout du continent africain.

Leur voyage a beau être défrayé par leur gouvernement ou par des organisations internationales, de 10 à 15 % de leurs demandes de visa sont rejetées. Et à quelques jours d’une nouvelle session qui doit se dérouler à l’UQAM à compter de lundi, près de la moitié des 15 personnes inscrites n’avaient toujours pas reçu leur visa.

« Les frais d’inscription à nos séminaires sont de 6000 $ par personne. Dix clients refusés, c’est 60 000 $ de moins pour mon entreprise. »

Larbi Bennouna estime avoir perdu 1 million de revenus en quatre ans à cause des refus de visa. Et c’est sans parler des retombées économiques dont se privera la métropole. Un sous-ministre africain en voyage ne retourne pas chez lui sans avoir fait le plein de cadeaux pour sa famille !

Le mystère plane sur plusieurs de ces rejets. Un client potentiel de SETYM gère un projet de plusieurs millions financé par la Banque mondiale au Cameroun. Sa demande a été rejetée pour des raisons financières. Le conseiller d’un ministre d’un autre pays africain, qui veut garder l’anonymat, a vu sa demande rejetée alors que plusieurs de ses subalternes ont pu venir à Montréal.

« Comment le Canada a-t-il pu utiliser deux poids, deux mesures pour un même groupe de demandeurs de visas, stagiaires à la même formation, émanant d’un même ministère ? » Il ne comprend pas.

Larbi Bennouna ne comprend pas plus, mais il a tiré ses conclusions. Il délocalise peu à peu ses activités aux États-Unis. Cette année, une douzaine de séminaires de SETYM se tiendront à Boston. Où ses clients peuvent accéder sans se cogner le nez sur une impénétrable forteresse.

« Au Canada, tout le monde est présumé coupable, et mon entreprise est traitée comme n’importe quelle binerie ! Les responsables américains, eux, nous appellent, ils vérifient que la demande est légitime, et bingo ! »

— Larbi Bennouna

Selon lui, le Canada a si mauvaise image auprès de ses clients potentiels que plusieurs ne veulent même plus essayer d’y venir. « Ce sont des gens haut placés, ils se sentent traités avec mépris. »

UNE LOTERIE

À l’Institut montréalais d’études du génocide et des droits de la personne, à l’Université Concordia, on se sent tout aussi impuissant devant la grande loterie des visas.

Depuis trois ans, l’organisme tient des séminaires annuels en prévention d’atrocités de masse. Ses invités étrangers sont systématiquement refusés.

« Cette année, un seul participant sur 15 a pu venir », dit Marie Lamensch, directrice adjointe de l’organisation. C’est un Afghan. Les « refusés » viennent du Pakistan, du Kenya ou du Nigeria.

« Ils ont des profils respectables, ils travaillent pour des organisations internationales ou des agences de l’ONU », s’étonne Marie Lamensch.

Avant d’ajouter : « Ces gens ont autant à apprendre de nous que nous avons à apprendre d’eux. »

Une expertise dont le Canada a choisi de se priver.

QU’EN DIT LE GOUVERNEMENT ?

Le ministre de l’Immigration, John McCallum, a refusé de répondre à mes questions au sujet du traitement des demandes de visa de visiteur. Son service de communications, lui, ne commente pas les cas particuliers.

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