METROPOLIS BLEU

Charles Taylor, philosophe « atypique »

Samedi prochain, le philosophe Charles Taylor recevra le Grand Prix littéraire international du festival Metropolis bleu. Coprésident de la commission Bouchard-Taylor, professeur émérite de l’Université McGill, auteur de nombreux ouvrages, dont Les sources du moi et Le malaise de la modernité, Charles Taylor est un des penseurs les plus importants et pertinents de notre époque. Ce prix est l’occasion d’échanger avec cet homme qui a consacré sa vie à la réflexion et au dialogue.

Vous avez remporté beaucoup de prix dans votre vie. Cette fois, il s’agit d’un prix littéraire. Comment le recevez-vous ?

C’est très spécial, très différent. Normalement, quand on parle de littérature, on parle de roman, de poésie… Je me sens indigne [rires]. Vraiment. Vous savez, quand j’entame une conversation avec quelqu’un dans un avion et qu’il me demande : « Êtes-vous écrivain ? », je ne réponds jamais oui. Il pourrait penser que j’écris des romans.

Est-ce que vous répondez que vous êtes philosophe ?

Non [rires], je réponds que je suis professeur. Et là, on me demande : de quoi ? Et je suis obligé de dire : philosophie. Finalement, il faut avouer… [rires]

Vous hésitez à vous dire philosophe ?

Oui et non. Oui, parce qu’il y a deux définitions de ce qu’est un philosophe. Il y en a une très technique qui décrit des gens engagés en philosophie, utilisant certaines méthodes et traitant de certaines questions en science politique. Moi, je crois que les questions qui m’intéressent exigent un mode de pensée qui est multiple. J’intègre la sociologie, la littérature, l’histoire, etc. Alors oui, on peut appeler cela de la philosophie au sens large, je suis à l’aise avec ça. Mais pour certains qui enseignent dans les départements de philosophie, je suis quelqu’un de marginal.

La littérature occupe-t-elle une grande place dans votre vie ?

Oui, je m’y intéresse pour mon travail, mais aussi en tant que lecteur. Quand j’étais jeune, vers l’âge de 13 ou 14 ans, j’ai été fortement influencé par un professeur qui m’a fait découvrir les romantiques. Ensuite, j’ai beaucoup lu les auteurs allemands, qui m’ont ouvert toutes sortes de portes. Mais ces temps-ci, j’ai tendance à lire en lien avec mon travail – je suis en train d’écrire un livre sur le mouvement postromantique allemand. Sinon, parmi mes auteurs préférés, il y a les philosophes Maurice Merleau-Ponty et Paul Ricœur.

Impossible de ne pas vous parler de la question identitaire puisqu’on la voit poindre à l’horizon de la prochaine campagne électorale. Êtes-vous surpris que ce débat revienne à l’avant-scène ?

Pour avoir coprésidé la Commission, je comprends l’émotion entourant cette question. Face à l’immigration, les gens se demandent : « Est-ce qu’ils vont nous changer ? » Et on entend le même questionnement en Allemagne ou ailleurs en Europe. C’est tout à fait compréhensible, mais c’est basé sur des non-faits. Les gens ont une perception inexacte de ce que les immigrés veulent, mais je le répète, c’est parfaitement compréhensible. Il faudrait qu’on essaie d’expliquer aux gens que l’avenir sera plus reluisant pour un pays comme le Québec si on renforce la possibilité de concurrencer économiquement les autres pays en intégrant les immigrés. Oui, ça va changer un peu l’identité québécoise, mais pas plus que nos enfants ne l’ont changée. J’ai vécu la Révolution tranquille et la génération suivante a complètement changé notre identité. Et on a survécu. Et on a quand même une identité.

Je crois que le gros du travail se fait par des contacts. À la longue, il y aura assez de contacts dans tous les domaines de la société et les choses changeront. Presque tous les jours, je rencontre des gens qui me disent : « Je n’étais pas d’accord avec vous, avant, mais j’ai rencontré Untel, Mohammed, et maintenant… » [sourire] Les contacts font tomber les préjugés, mais ça n’arrive pas assez vite.

Craignez-vous que le climat ne s’envenime ?

La seule chose qui pourrait nous faire reculer, ce serait de faire quelque chose de vraiment irréversible et d’inacceptable, de créer des exclusions qui, comme en France, provoqueraient une aliénation mutuelle. En France, la situation s’explique de plusieurs manières, mais au Québec, nous avons une immigration triée sur le volet, il n’y a pas de raison que nous en arrivions là.

Êtes-vous surpris ou même déçu que plus de dix ans après la commission Bouchard-Taylor, la question identitaire provoque autant de remous ?

Oui et non. C’est principalement la faute de certains partis. Si le Parti québécois n’avait pas proposé sa charte des valeurs en 2013, je ne crois pas qu’il y aurait eu une demande spontanée provenant du public et réclamant qu’on traite de cette question. Mais je crois que c’est une tentation trop forte. C’est très décevant de la part du Parti québécois. J’ai connu [René] Lévesque et [Gérald] Godin. Ils seraient horrifiés.

Je crois que si un parti est élu avec une telle plateforme, il y a un risque qu’on légifère en ce sens. Ça risque de créer des divisions. Et puis, lorsqu’il y a un débat public sur ces questions, on observe une hausse du nombre de crimes haineux. C’est prouvé sociologiquement. En France, on l’a vu avec le débat sur la burqa, en Angleterre avec le Brexit, aux États-Unis avec Trump, etc. On crée un climat dans lequel les gens qui ont déjà un peu tendance à vouloir s’attaquer aux immigrés – et qui sont inhibés – ont soudain la « permission ». Ils se disent que si les gens les plus importants de la société le font, eux aussi ont le droit. Bien sûr, il y a des incidents qu’on ne peut pas prévoir. Je pense au procès [d’Alexandre] Bissonnette. On ne peut pas prévoir ça, mais le climat fait le lit, et s’il y a quelqu’un qui est assez perturbé, il faut faire attention. Des gens comme [Jean-François] Lisée… je ne le comprends pas. C’est quelqu’un qui a voyagé, qui connaît un peu le monde. Je n’arrive pas à suivre son raisonnement. À moins que ce ne soit un électoralisme crasse.

Que pensez-vous de la discussion autour du port du hijab par une élève en techniques policières ?

Je crois que le principe là-dedans, c’est qu’il faut refuser ces modifications uniquement dans la mesure où cela va clairement à l’encontre de l’intérêt public, que ça empêche des gens de faire leur travail, par exemple, ou que c’est injuste à l’endroit de collègues de travail, car on demande des congés. Bref, oui à l’interdiction quand c’est pour des raisons que tout le monde peut comprendre indépendamment de leur conception du monde. Mais quand les raisons sont uniquement symboliques, ça me trouble. En démocratie, ce n’est pas recevable, car enfin, il y a toutes sortes de raisons pour lesquelles on est troublé par les autres. Mais on ne peut pas coexister si mon trouble devient votre restriction.

Les mentalités évoluent lentement…

À Montréal, elles évoluent beaucoup plus rapidement qu’ailleurs, et ce, pour des raisons évidentes. Il y a plus d’immigrés. Je comprends très bien que le « nous » de Chicoutimi ou de Rimouski n’inclue peut-être pas encore les Africains, par exemple. Je le comprends, mais il faut relever le défi. Il y a des choses qu’on peut faire. Dans notre rapport, nous avions par exemple proposé des échanges entre Montréal et les régions. L’éducation compte aussi pour beaucoup. Durant la Commission, mes petits-enfants fréquentaient une école en français où ils avaient des camarades de toutes les origines. Ils ne comprenaient pas ce qui se disait à la Commission. En fait, le « nous » de mes petits-enfants était déjà un « nous » plus diversifié que le nôtre. 

Charles Taylor sera présent au festival Metropolis bleu toute la journée du samedi 28 avril. Voici l’horaire de ses activités : 

11 h : table ronde en anglais « The Other : an Object of Fear » en compagnie de plusieurs auteurs, salle Saint-Laurent, Hôtel 10

16 h : remise du Grand Prix littéraire Metropolis bleu et entrevue devant public en compagnie de Marie-Andrée Lamontagne et de Michel Desautels, Grande Bibliothèque

18 h : « Blue Met Talks : On Fear/Sur la peur » (anglais et français), en compagnie de plusieurs auteurs, salle Godin, Hôtel 10

20 h : « Notre époque donne-t-elle encore envie de rêver ? », discussion en compagnie de Georges Leroux et de Pascal Bruckner, salle Saint-Laurent, Hôtel 10

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