Opinion

La bataille de l’histoire

Les historiens doivent veiller à ce que leur discipline ne soit pas détournée au profit des idéologies identitaires

Le déboulonnage de la statue du général sudiste Robert Lee a provoqué, ces dernières semaines, une intense discussion sur notre rapport collectif à l’histoire et aux représentations du passé dans l’espace public.

Au Québec, le magasin La Baie du centre-ville de Montréal a retiré, dans la foulée, une plaque commémorative soulignant la présence dans la métropole de Jefferson Davis (1808-1889), président des États confédérés d’Amérique, venu trouver refuge au Canada au lendemain de la guerre de Sécession. 

Ces derniers jours encore, des enseignants ontariens ont réclamé que soient renommées les écoles portant le nom du premier ministre John A. Macdonald, dont les errements moraux et la dureté des politiques envers les peuples métis et autochtones sont aujourd’hui bien avérés.

Pour les uns, ces gestes témoignent de la volonté de porter un regard critique et décomplexé sur le passé ; pour les autres, il s’agit là de révisionnisme historique et de gestes visant à « aseptiser » l’histoire.

Dès lors, cette nouvelle controverse, loin des débats passionnés, devrait être l’occasion d’une réflexion mature et apaisée sur le rôle de l’histoire et de l’historien dans l’espace public, et sur notre rapport collectif à la mémoire.

Histoire contre mémoire

Une bonne partie du débat actuel repose sur la conception erronée que se font nombre de commentateurs sur ce qu’est l’histoire et ce qui la distingue de la mémoire. L’histoire, conçue en tant qu’enquête (c’est le sens ancien du mot grec istoria) vise avant tout, par l’examen rigoureux des traces du passé, à atteindre une certaine forme de vérité historique, à reconstituer l’expérience vécue par les hommes et les femmes du passé. La mémoire collective, quant à elle, est constituée des représentations et des récits qu’une société se raconte à elle-même.

Elle repose la plupart du temps sur ce que l’on appelle un « roman national », c’est-à-dire un récit de mythe-histoire qui offre une version édifiante du développement d’une nation, conçue comme un bloc monolithique intangible dont le futur est déjà tracé et anticipé dans le récit glorieux de son passé. Le Québec a, au fil du temps, développé tout un roman national articulé, dépendant des époques, sur plusieurs personnages et événements-clés : le récit de la mission « civilisatrice » française en Amérique, le drame de la Conquête de 1759-1763, les rébellions des Patriotes de 1837-1838, la Révolution tranquille, etc.

Les nombreuses commémorations organisées par les gouvernements provincial et fédéral ont flirté avec cette tendance à raconter le passé comme une fiction cinématographique, afin de nourrir artificiellement le sentiment d’appartenance de la population, comme le récent exemple de la télésérie The Story of Us l’illustre clairement.

Le danger réside ici dans la volonté de reléguer le discours critique sur l’histoire au second plan, au profit de la mise en valeur d’un roman qui n’a, à proprement parler, aucune assise scientifique.

Ce roman national est aujourd’hui porté, tant en Amérique qu’en Europe, par de nombreux commentateurs conservateurs, pour qui le regard critique porté sur le passé représente une entreprise idéologique visant à « déconstruire » l’identité nationale. En France, cette pensée réactionnaire est portée par des figures telles qu’Alain Finkielkraut, Eric Zemmour ou Lorant Deutsch, et plus près de nous par un auteur tel que Mathieu Bock-Côté. Ce dernier laissait récemment entrevoir sa conception du rôle de l’histoire dans les pages du Figaro (21 juillet 2017), au lendemain de la mort du romancier Max Gallo.

Pour Bock-Côté, l’histoire devrait être considérée comme une « grande fresque », visant à raconter les « belles pages » de « l’aventure » d’un peuple portée par ses « grands hommes », et non pas vouée à devenir une « science sociale comme les autres ». Il s’agit là d’une critique quelque peu ironique de la part d’un sociologue dont la discipline même vise à désenchanter le monde et à montrer les structures qui nous forment et nous contraignent… Au contraire, l’histoire ne doit pas redevenir un mythe édifiant, comme elle l’a été au XIXe siècle sous l’influence du romantisme européen, et les historiens n’ont pas vocation à redevenir des « romanciers ». Il ne manque pas d’idéologues pour ce faire.

Le fétichisme du passé et l’amour des statues

Que faire alors des statues des « héros » confédérés et des écoles portant le nom de Macdonald ? Une partie de la réponse réside sans doute dans la nécessité de se prémunir, collectivement, contre tout fétichisme du passé. Tout monument ne mérite pas qu’on le préserve et chaque statue n’est pas qu’un simple artéfact historique neutre. Les statues peuvent, dépendant des contextes, être de puissants symboles de ralliement pour des groupes haineux d’extrême droite, comme elles peuvent être un symbole d’oppression pour des populations qui, il y a 60 ans à peine, vivaient toujours sous un régime de ségrégation raciale.

Dès lors, nous devons nous questionner collectivement sur le contexte et les motifs politiques qui ont présidé à l’érection de ces statues, et sur leur compatibilité avec les valeurs que notre société entend aujourd’hui porter.

Bien plus : à qui aujourd’hui profite leur maintien, d’un point de vue idéologique ?

Une statue n’est jamais rien de plus que la représentation monumentale des valeurs et du récit qu’une population entend se raconter à elle-même. Et comme tout récit, il peut être appelé à évoluer dans le temps.

Que l’on se rassure : la carrière militaire de Robert Lee demeurera un objet d’étude pour les historiens de la guerre de Sécession, tout comme le rôle de Macdonald dans l’histoire canadienne du XIXe siècle continuera d’être étudié dans les départements d’histoire canadiens.

Les historiens ont aujourd’hui la responsabilité de non seulement engager une discussion sereine sur notre rapport collectif à l’histoire et de contextualiser les grands événements du passé, mais surtout, ils ont le devoir de veiller à ce que leur discipline ne soit pas détournée et mise au service des crispations identitaires de notre temps. Cela passera, inévitablement, par la réappropriation d’une certaine forme de narrativité, mise cette fois au service de la vulgarisation des savoirs scientifiques.

Le récit historique est une arme trop puissante pour qu’elle soit laissée entre les seules mains des idéologues identitaires. Aujourd’hui plus que jamais, l’esprit et le discours critiques sur le passé doivent s’imposer.

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