Tabac

Le virage à 180 degrés des géants du tabac

La Cour d’appel du Québec rend aujourd’hui sa décision sur la contestation par l’industrie du tabac de l’indemnité de 15,6 milliards de dollars qu’elle a été condamnée à verser aux victimes du tabagisme. Vingt ans ont passé depuis le début de ces procédures et l’industrie s’est adaptée à son nouvel environnement. Explications.

Après avoir nié pendant des années les effets nocifs de leur produit sur la santé, les fabricants de cigarettes font aujourd’hui front commun avec ceux qui veulent éliminer la fumée. Parce qu’ils ont un plan B.

Tous ont maintenant sur le marché une nouvelle génération de produits pour conserver leur clientèle et tenter d’en attirer une nouvelle.

Ces produits commercialisés sous plusieurs noms, dont l’IQOS (pour I Quit Ordinary Smoking) de Philip Morris, sont dits à moindre risque pour la santé parce que le tabac qu’ils contiennent n’est pas brûlé, mais chauffé. La recherche indépendante est encore quasi inexistante pour confirmer ou infirmer ces prétentions.

Selon le fabricant d’IQOS, le tabac chauffé plutôt que brûlé ne produit pas de cendre, génère moins d’odeur et moins d’effets nocifs que la cigarette.

Des milliards de dollars ont été investis par les géants du tabac dans ces nouvelles technologies, avec un succès certain. C’est ce qui leur permet maintenant de proclamer haut et fort leur intention de contribuer à rendre le monde sans fumée.

C’est ce qu’a fait récemment le directeur général de Rothmans, Benson & Hedges, une filiale de Philip Morris visée par l’action collective québécoise. « Nous sommes engagés en faveur d’un avenir sans fumée pour les Canadiens, a affirmé Peter Luongo. Notre objectif est de cesser de vendre des cigarettes. »

Il ne faut pas le prendre au mot, estime Mario Bujold, du Conseil québécois sur le tabac et la santé, qui a intenté l’action collective contre Rothmans, Benson & Hedges, Imperial Tobacco et JTI-Macdonald.

« Ce n’est pas un message crédible, mais un positionnement d’affaires. Si les fabricants voulaient réellement un monde sans fumée, ils arrêteraient de vendre des cigarettes. »

— Mario Bujold

M. Bujold rappelle que cette déclaration a été faite pendant les consultations organisées par Santé Canada sur la réglementation qui s’appliquera aux nouveaux produits du tabac et que les fabricants veulent le moins contraignante possible. « Ils veulent influencer le gouvernement avec des stratégies qui vont dans le même sens que lui. »

« Rothmans, Benson & Hedges s’engage en faveur d’un Canada sans fumée d’ici 2035 », a même précisé l’entreprise lors de ces consultations, reprenant l’objectif fixé par Santé Canada.

L’IQOS et les autres instruments de vapotage connaissent un succès foudroyant, mais les bonnes vieilles cigarettes restent la plus importante source de profits des géants du tabac. Philip Morris rapporte par exemple des profits nets en hausse de 3,4 % en 2018, à 29,6 milliards US, dont 86 %, soit 25,5 milliards US, viennent des ventes de cigarettes ordinaires.

Une adaptation remarquable

Les premières procédures qui ont mené à l’action collective qui a accordé des indemnités de 15,6 milliards aux victimes du tabac remontent à 1998. Pendant ce temps, l’environnement d’affaires des fabricants de tabac a considérablement changé.

À coup de taxes, d’interdictions et de réglementations, les gouvernements ont réussi à faire diminuer le nombre de fumeurs dans la plupart des pays industrialisés.

Au Québec, l’une des provinces où il y a toujours le plus grand nombre de fumeurs, le taux de tabagisme est passé de 30 % en 1998 à autour de 18 % aujourd’hui, selon le Conseil québécois sur le tabac et la santé.

Les entreprises ont compensé cette perte de marché en se consolidant en groupes de plus en plus puissants, et en se diversifiant géographiquement pour conquérir de nouveaux clients dans les économies moins développées et moins réglementées.

Aujourd’hui, c’est en Asie et en Amérique latine que les géants enregistrent la plus forte croissance de leurs ventes de cigarettes ordinaires et leurs profits se portent toujours très bien.

Selon le Conseil québécois sur le tabac et la santé, les entreprises n’auront aucun mal à payer les indemnités qui leur ont été imposées, si elles sont maintenues dans la décision d’aujourd’hui.

British American Tobacco pourrait avoir à payer la plus grande partie de ces indemnités, soit 10,5 des 15,6 milliards. L’entreprise a été obligée par la cour à mettre une partie de cette somme en garantie, soit 758 millions. Cette somme n’a pas encore été intégrée aux états financiers puisque l’entreprise croit qu’elle peut être récupérée parce qu’elle aura gain de cause devant les tribunaux.

La décision de la Cour d’appel peut toujours être contestée en Cour suprême.

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Le marché aujourd'hui

Un marché de 760 milliards US

Un cinquième de la population mondiale (7,5 milliards d’êtres humains en 2017) fume des cigarettes. Le marché est estimé à 760 milliards US si on exclut la Chine. Selon British American Tobacco, l’un des géants de l’industrie, cela signifie 5500 milliards de cigarettes fumées chaque année.

Trois entreprises

British American Tobacco (Imperial Tobacco), Philip Morris (Rothmans, Benson & Hedges) et Japan Tobacco International (JTI-Macdonald) sont les trois entreprises qui se partagent les deux tiers du marché mondial du tabac. Malgré une baisse de la consommation dans de nombreux marchés, les fabricants de cigarettes s’attendent à maintenir leur croissance et leurs profits.

Au Québec

Les trois géants du tabac ont une présence au Québec, mais seulement deux continuent d’y fabriquer des cigarettes. Il s’agit de Rothmans, Benson & Hedges (Craven A, MarkTen) et de Japan Tobacco International (Export A). British American Tobacco (Imperial Tobacco) a cessé ses activités de fabrication à Montréal en 2003.

Croissance rapide

Les nouveaux produits, quoique encore très marginaux dans l’ensemble des activités des géants du tabac, croissent à un rythme très rapide. Philip Morris rapporte une augmentation de 100 % de ses produits dits à moindre risque dans la plupart des marchés où ils ont été lancés. Le marché pour ces produits de nouvelle génération doublera d’ici 2021, selon British American Tobacco.

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