Chronique

L’enfirouâpage ubérisé

Donc, Uber abandonnerait le marché québécois parce qu’on y forcerait ses chauffeurs à subir 35 heures de formation au lieu de… 25 ?

C’est une sorte de blague, mais on dirait que de la Chambre de commerce aux écolos d’Équiterre, plein de gens prennent ça très au sérieux.

Pour la Chambre de commerce, le départ d’Uber enverrait un « mauvais signal » aux investisseurs. Ce serait comme dire que le Québec est fermé à l’innovation et aux start-up.

On peut se demander : à part des honoraires d’avocats et de la publicité, qu’est-ce qu’Uber a investi au Québec exactement ? Essentiellement, des clients du taxi ou d’autres moyens de transport ont payé des chauffeurs Uber, les profits allant à la maison mère plutôt qu’à Taxi La Salle, disons. En termes de création de richesse pour le Québec, ce n’est pas exactement la découverte de l’Amérique.

Quelle terrible réputation nous fera-t-on ? Avez-vous peur, mesdames et messieurs ?

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Si c’est la même réputation que la très branchée ville d’Austin, Texas, je suis prêt à courir le risque…

Austin, une ville universitaire où se tient chaque année South By Southwest, un festival de musique et de médias interactifs avec une forte composante techno, n’est pas devenue tout à fait un trou quand on y a mis Uber à la porte.

Savez-vous quoi ? D’autres firmes de « partage » ont pris la place d’Uber. Soit en respectant les règles commerciales, soit en fonctionnant sans but lucratif pour faire du vrai covoiturage.

Uber n’est pas l’alpha et l’oméga de la prétendue « Économie de partage » ni des start-up du transport.

« Ce n’est pas vraiment difficile de créer une application de partage des courses qui respecte les règles », a dit au quotidien The Guardian un des patrons de RideAustin, qui a pris un bout du marché laissé vide par le départ d’Uber.

Des pays pas spécialement arriérés comme le Danemark ont dit : ça suffit. Londres vient de les interdire. Y a pas juste au désert de Gobi qu’on les a bannis.

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Bref, ce n’est pas vrai qu’on n’a pas le choix entre, d’un côté, « des-taxis-pas-de-springs-vraiment-sales-avec des-chauffeurs-pas-fins-qui-vous-font-la-gueule-quand on-leur-montre-notre-carte-de-crédit »…

… et, de l’autre, « des-voitures-tellement-propres-avec des chauffeurs-amènes-qui-vous-emmènent-au-bout-du monde et-au-bout-de-vos-rêves-pour-une-bouchée-de pain-et-dans-l’économie-du-partage-en-plus-c’est-le monde-de-demain-mon-vieux-j’en-pleure-c’est-trop beau ».

Faux, archifaux.

Je ris énormément en lisant que les gens d’Équiterre déplorent le départ de ce système de « covoiturage commercial ». L’expression elle-même est sublime : dès que deux êtres humains sont dans un véhicule, par définition, ils « covoiturent ». Si je prends un taxi, c’est-tu du covoiturage ? Je prendrais l’autobus, j’économiserais à l’environnement un déplacement en voiture, non ?

Les chauffeurs d’Uber, que je ne blâme pas du tout ici en passant, ne font pas du « covoiturage ». Ils ne font pas monter quelqu’un qui se trouve sur leur trajet pour l’emmener avec eux et ainsi optimiser leur déplacement. Ils font… du taxi. Ils vont chercher des clients et les emmènent où ils veulent aller.

J’aimerais bien savoir sur quelles données se fonde Équiterre pour affirmer qu’Uber contribue à « réduire les problèmes de congestion routière urbaine et les émissions de gaz à effet de serre ». On ne retire aucun véhicule. On peut même faire l’hypothèse que certains délaissent les transports en commun pour utiliser Uber (c’est vrai à l’aéroport), et donc augmenter la circulation.

Quant à François Bonnardel de la CAQ, c’est encore plus comique. Selon lui, on envoie le message aux firmes de haute technologie venant s’installer ici qu’on les entrave. Encore une fois, Uber est venu chercher des clients, mais nullement installer sa haute technologie – sauf pour rouler l’impôt quand les gens de Revenu Québec sont entrés dans leur local, en faisant disparaître des données à distance. Ça, j’avoue, c’était de la super belle et haute technologie.

Il y a d’autres options.

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Si les firmes high-tech s’installent ici, c’est parce qu’il y a des pôles de recherche et des secteurs d’excellence. L’intelligence artificielle à l’Université de Montréal et à McGill en est un exemple. Faut-il pour ça abolir l’environnement réglementaire ?

Il est vrai que le taxi était figé dans l’ancien temps et avait besoin d’être secoué. Les années qui viennent vont bouleverser tous les secteurs, à peu près personne ne sera épargné.

C’est vrai, il va falloir s’adapter. Il va falloir changer des habitudes. Il va falloir accepter que rien ne sera plus comme avant.

Mais sous prétexte de nouveaux « modèles d’affaires » et de technologies révolutionnaires, l’État n’est pas obligé de s’écraser, d’abdiquer ses responsabilités, de laisser les revenus de taxes partir vers les paradis fiscaux.

Encadrer les bouleversements qui s’annoncent, s’assurer de l’équité entre les concurrents, ce n’est pas résister au changement. C’est ne pas confondre économie du partage et intimidation technologique.

Alors si 10 heures de formation de plus font fuir Uber, on ne me fera pas brailler.

Je soupçonne que : 1) c’est des menaces pour soulever l’opinion publique (c’est très populaire !) ou 2) leur modèle fonctionne déjà moins bien au Québec, vu que les redevances y sont huit fois plus élevées que dans des villes ontariennes… ou les deux.

Mais tout ça arrive comme par hasard en même temps que leur sympathique campagne de pub.

M’est avis qu’ils se sont encore lancés dans une superbe manœuvre d’enfirouâpage du citoyen ubérisé.

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